De Gaulle et l'identité de la France
Article de Franz-Olivier Giesbert dans la Revue des 2 mondes février 2022 page 26 à 33
Q - Que pensait de Gaulle des rapports entre les Musulmans et les Français ?
(Le 5 mars 1959 de Gaulle déclare) : « Nous sommes quand même avant tout un peuple européen, de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne » (…).
Des propos iconoclastes qui, à l'époque, n'auraient pas choqué s'ils avaient été révélés mais qui, aujourd'hui, conduiraient à ranger le général dans la droite identitaire, sinon à l'extrême droite, alors qu'une grande partie des élites européennes prétend sérieusement que la civilisation du Vieux Continent n'est en rien d'essence judéo-chrétienne.
« Les Musulmans, vous êtes allé les voir ? demande de Gaulle à Peyrefitte. Vous voyez bien que ce ne sont pas des Français » Et le général de servir sa célèbre parabole : « Essayez d'intégrer de l'huile et du vinaigre. Agitez la bouteille. Au bout d'un moment, ils se sépareront de nouveau. Les Arabes
sont des Arabes, les Français sont des Français. »
(Alors que) La droite populiste à cemoment-là était furieusement pour l'Algérie française
Q - Le décolonialisme était-il pour le général de Gaulle une conviction récente qu’il s'est forgé dans les années qui ont suivi son retour au pouvoir en 1958 ?
Non. Contrairement à la légende, son décolonialismen'était pas une conviction récente : dès les années 30, il faisait partie de l'école des militaires qui pensaient que la France n'avait rien à faire au bout du monde et que l'armée était là pour défendre les frontières. À l'est, notamment. Depuis 1944, De Gaulle considère que l'Algérie est un boulet qu'il faut détacher le plus vite possible de la métropole. Il est obsédé par le coût de la colonisation et, surtout, par la démographie galopante des musulmans. Si
on laisse ces derniers s'installer sans limite en métropole, ce qui serait la conséquence logique de l'Algérie française, mon village dit-il ne s'appellerait plus Colombey-les-Deux-Églises mais « Colombey-les-deux-Mosquées. »
À Raymond Dronne, député dela Sarthe, il a demandé, provoquant : « Voulez-vous être bougnoulisé ? »
Ces déclarations du général deGaulle entrent dans le cadre de la campagne qu'il mène sans cesse, depuis son retour aux affaires, contre « l'intégration », le dada qu'ont enfourché les militaires tenant de l'Algérie française, qui tentent de mettre en œuvre, non sans un certain succès parfois, ce qu'ils appellent la « fraternisation » entre les musulmans et les européens d’Algérie face aux FLN indépendantistes, marxiste et islamiste.
L'intégration est, dit de Gaulle, « une entourloupe pour permettre que les musulmans qui sont
majoritaires en Algérie à 10 contre se retrouvent minoritaires dans la République française à 1 contre 5 (-). Avez-vous songé que les musulmans se multiplieront par 2, puis par 5, pendant que la population française restera presque stationnaire ? c'est un tour de passe-passe puéril. Vous voyez un président arabe à l'Élysée ? »
Q - le général de Gaulle était-il hostile à l'immigration ?
Le général croit à la Franc eéternelle « de religion chrétienne » et refuse que ses colonies la colonisent à leur tour. Mais, contrairement aux partisans de ce concept, il n'est pas hostile à toute immigration. Il juge simplement normal que, pour maîtriser son avenir, notre pays contrôle ses flux migratoires, quitte à utiliser la politique des quotas : il ne souhaite pas que la plupart des immigrés viennent de l'autre côté de la méditerranée ; il préférerait privilégier les Européens. Sur ce sujet comme sur les autres, il n'a pas de tabous ni de complexes.
Q – le général, de Gaulle croyait-il au « choc des civilisations » ?
(Le grand homme) est une sorte de Samuel Huntington des années 50. Auteur du Choc des civilisations, un livre publié en 1996. () Huntington, grand universitaire américain, a une intuition prophétique : selon lui, après la chute de l'Union soviétique, tout est à repenser en géopolitique mais on n'en a pas fini avec les monstruosités de l’histoire qui continuera à rouler sa meule sur les peuples. « La source fondamentale et première de conflit, l'annonce-t-il, ne sera ni idéologique ni économique » mais culturelle : « Les lignes de fracture entre civilisations seront les lignes de front des batailles futures. »
Bien avant que Huntington ne développe sa thèse et insiste sur l'immanence des états-nations, de leur
culture de leur religion, de Gaulle répète dans les années 60 la même antienne contre ceux, nombreux, qui croient que l'Union soviétique est là jusqu'à la nuit des temps et qu'elle finira par vaincre l'Occident : « La Russie absorbera le communisme comme un buvard. » De même il est convaincu que, sous
le maoïsme, la Chine reste la Chine () : « Il n'est pas exclu qu'elle redevienne au siècle prochain ce qu'elle fut pendant tant de siècles, la plus grande puissance de l'univers. »
Q - De quel romancier important de Gaulle a-t-il subi, jeune, l'influence ?
De Gaulle a subi à travers le roman-culte La Colline inspirée, l'influence de Maurice Barrès, écrivain nationaliste et belliciste qui avait les yeux fixés sur la ligne bleue des Vosges (qui) invitait ses lecteurs à défendre la patrie en danger contre les « barbares » aux frontières.
Q - De Gaulle a-t-il cru au déclin de l'Occident ?
Oui. De Gaulle a été marqué par la lecture du Déclin de l'Occident du philosophe allemand ultra-conservateur Oswald Spengler qui, un siècle avant Éric Zemmour, et son Suicide français, annonçait le grand effondrement. Il y a des accents spengleriens ou, pour sourire, pré-zemmouriens dans Le Fil de l'épée,petit chef-d'œuvre gaullien de 160 pages publié en 1932 crépitant de bonnes formules, () il s'y montre notamment accablé par « une détente des volontés, une dépression des caractères, une lassitude morale. »
Q - Charles Maurras a-t-il eu une réelle influence sur de Gaulle ?
Oui. L'influence de Charles Maurras sur de Gaulle n’est enfin pas contestable. L'un comme l'autre étaient partisans d'un Etat fort et d'un nationalisme intégral. (Malheureusement) Maurras plaidait frénétiquement, pour un antisémitisme d'Etat qui aurait retranché le juif de la communauté nationale. (Heureusement) l'antisémitisme ne pouvait convenir en rien au futur fondateur de la 5e République ; sur le monarchisme c'était différent : il ferait toujours preuve, même sur le tard, d'une certaine complaisance envers le prince Henri d'Orléans, comte de Paris, et héritier de la couronne de France. Au point qu'on l'accusa, d'avoir voulu rétablir la monarchie en 1965 !
Q - Quels rapports le général de Gaulle entretenait-il avec la France d'Ancien Régime ?
On ne peut en douter :c'est dans l'œuvre de Maurras que de Gaulle a puisé sa phobie du cosmopolitisme, traditionnellement considéré par l'extrême droite comme une conséquence du jacobinisme révolutionnaire. Selon le chef de l'Action française, l'identité française s'était forgée à travers les provinces pendant l'Ancien Régime. La tentative avortée du général de régionaliser la France peut-elle être interprétée comme volonté d'effacer 1789 ? « La Révolution, déclare-t-il dans un entretien télévisé avec Michel Droit, le 10 avril 1969, avait enlevé nos provinces telles qu'elles résultaient de la géographie, de l'histoire, du caractère des populations, toute place dans l'organisation administrative de la France. »
La Révolution avait éparpillé la France façon puzzle en créant les départements dès 1790. Avec le référendum raté qui entraîna son départ en 1969, de Gaulle avait voulu défragmenter la France pour la reconstituer autour de plusieurs pôles provinciaux. ()
(Enfin) Quand le général de Gaulle se laissait aller à son antiparlementarisme primaire et à sa haine des parties, on aurait cru entendre la voix pontifiante de Maurras. En petit comité, il éructait souvent contre les « politichiens », l'expression qu'utilisa souvent Jean-Marie Le Pen. Devant son biographe Jean-Raymond Tournoux, il dénonçait les « trotte menus de la décadence, les chevrotant de l'abandon, les polis-petits-chiens. »
Q - Sur le plan de la politique étrangère y-a-t-il des similitudes de pensée entre Maurras et de
Gaulle ?
Sur le plan de la politique étrangère, enfin, des convergences peuvent apparaître entre Maurras et de
Gaulle. Il y a chez l'un et l'autre la même vocation de l'anticipation, de la prédiction. Dans Kiel et Tanger, le chef de l'Action française annonce en visionnaire, dès 1910, les nouveaux rapports de force : « La terre tend à devenir anglo-saxonne pour une part, germaine pour une autre part (…). L'islam renaît, le monde jaune s'éveille : à l’un l’Asie, l'Afrique à l'autre. »
Q - de Gaulle rééquilibre-t-il ses penchants barrésiens et maurrassien ?
Maurassien, de Gaulle ? inclassable, il ne peut entrer dans aucun tiroir. Toujours entre le yin et le yang, il est d'une nature fondamentalement éclectique. Dans sa jeunesse, il contredit ainsi ses penchants barrésiens en s'abreuvant à la poésie et à la mystique de Charles Péguy, socialo catholique et militant
dreyfusard. Il est aussi très marqué par la philosophie de Henri Bergson, un ami de la famille, père de la métaphysique positive, l'homme qui, disait Péguy, a réintroduit la vie spirituelle dans le monde. Catholique né juif, Bergson était le meilleur antidote au délire maurassien.
Q - de Gaulle est-il de droite ou de gauche ?
Finalement, s'il n'est pas d'extrême droite, de Gaulle est-il de droite ou de gauche ? Question
stupide. Le grand homme n'a jamais été hémiplégique et, depuis son plus jeune âge, a fait fonctionner les 2 hémisphères de son cerveau. Toujours avec un coup d'avance, il est de « drauche » bien avant que le concept soit inventé. C'est un partisan de l'ordre qui aime que les trains arrivent à l'heure mais il a parfois des subites pulsions de gauche.
De Gaulle n'a jamais voulu se laisser enfermer dans l'une des deux familles politiques. Le 22 juillet 1964, il livre ainsi sa définition croquignolette de l'une et l'autre devant son mémorialiste Peyrefitte : « La droite, c'est routinier, ça ne veut rien changer, ça ne comprend rien. Seulement, on l'entend moins. Elle est moins infiltrée dans la presse et dans l'université. Elle est moins éloquente. Elle est plus renfermée. Tandis que la gauche, c'est bavard, ça a des couleurs. Ça fait des partis, ça fait des conférences, ça fait des pétitions, ça fait des sommations, ça se prétend du talent. C'est une chose à quoi la droite ne prétend pas. On a un peu honte d'être de droite, tandis qu'on se pavane d'être de gauche.
Q - Y a-t-il eu une réelle dimension sociale dans le gaullisme ?
Il y a une forte dimension sociale dans le gaullisme. Partisan résolu de l'État providence, le
général est à la tête du gouvernement qui a institué la Sécurité sociale obligatoire universelle, le 19 octobre 1945. Dans les années 50, il revient souvent sur l'association entre le travail le capital et le travail. () Le 22 juin 1951, devant la presse, il rappelle qu'avec son projet de participation, « il s'agit essentiellement de faire en sorte que les travailleurs dans les entreprises soient, non pas par prime et cadeaux mais par contrat, associés aux résultats de l'exploitation des entreprises. »
Q - Quels reproches le général de Gaulle fait-il à Pompidou dès 1967 ?
Après le second tour des législatives du 12 mars 1967, de Gaulle a trouvé le responsable des mauvais
résultats : c'est Pompidou, parce qu'il n'est pas assez social. () « je n'ai pas de ministre autour de moi qui soit capable de s'opposer aux patrons ». () À l'automne 1967 il envisage de changer de Premier ministre. (…). (Parlant de Pompidou, il dit) : « Il n'exécute pas ma politique, il traficote, il négocie, il arrange les choses. (…). Il n'a pas de couilles et ça, on n'y peut rien ! () On me dit toujours : il faut faire ceci, il fautfaire cela, mais on ne le fait jamais. »
Q - Comment pourrait-on résumer ce qu'est le gaullisme ?
Voilà tout le gaullisme résumé en quelques phrases. Ce n'est pas une idéologie, mais une certaine idée
de la France, un pragmatisme, une volonté et une méthode qui tient en une seule formule : quand on veut on peut !