L'antiaméricanisme européen

· L'antiaméricanisme affaiblit l'Occident

Extrait de l’article "Pourquoi sommes-nous « anti-américains » ?" de Dominique David dans Études 2003/1 Tome 398 pages 9 à 20

https://www.cairn.info/revue-etudes-2003-1-page-9.htm

1 - Les États-Unis une masse brute et souple

Aux yeux des Européens l’Amérique, occupe une place particulière, celle d’une masse dominante, sans égale, dont témoignent les budgets de défense. Un Français demeure songeur à l’idée que le seul budget de défense des Etats-Unis, équivaut à la totalité du budget de la République...

La puissance américaine évolue sur une échelle quantitative et qualitative très différente de celle où s’inscrivent nos propres éléments de force. () et sans doute, ne pense plus dans le même champ logique que les Européens.

Les Etats-Unis produisent, seuls, de la puissance dans tous les grands domaines : diplomatique, militaire, économique, culturel et technologique. Dans chacun ils proposent biens, normes, références ;ou bien disposent de moyens de blocage ou de contrôle des autres acteurs. Les pays de l’Union européenne, même importants, ne produisent des éléments de puissance que dans certains domaines ou dans certains espaces de ces domaines. Les Etats-Unis sont une puissance globale, quand les Européens ne manient que des puissances partielles. Et la différence provoque un complexe qui pèse lourd dans les rapports transatlantiques.

La puissance américaine se définit aussi par sa capacité à être présente, ou à se projeter, dans les zones stratégiques majeures de la planète — même si l’espace qui importe soudain n’est pas une zone de référence habituelle : Afghanistan, Asie centrale… Cette capacité à contrôler la géographie stratégique des crises, Washington en dispose seule, même si elle ne lui donne pas forcément le pouvoir de maîtriser ces crises. Le débat européen est autre, et tente d’identifier leszones d’éventuelles interventions politiques, économiques ou militaires. () Il s’agit de savoir si l’UE pèsera en Afrique, au Moyen-Orient, quelque part dans l’ancien espace soviétique ou en Baltique — et non si elle interviendra en mer de Chine ou au Pakistan…

Impressionnante, étrange de massivité, la puissance américaine nous défie aussi de sa paradoxale souplesse. Européens, nous saisissons parfois mal ses modes d’expression, ses stratégies. La multiplicité des institutions (Président,conseillers, Congrès, groupes de pression, thinktanks…) qui produisent ces stratégies ou les mettent en discours, leur donne parfois un aspect baroque, contradictoire. Plus au fond, c’est bien l’articulation entre les divers moyens s’ordonnant dans une stratégie nationale qui, dans le cas de l’Amérique, nous échappe ; et, par exemple, la manière dont se rejoignent, sans mécanisme clairement discernable, les manœuvres des acteurs publics et celles des acteurs privés. Toute puissance s’exprime à travers de multiples acteurs. Leur réunion dans un projet commun est cependant plus visible, plus revendiquée, dans la culture européenne que dans la logique américaine.
D’où la perplexité européenne (française en particulier) devant l’activité, en Afrique, au Caucase ou en Asie centrale, d’entités qui sont la puissance des Etats-Unis sans être les Etats-Unis. Habitués aux catégories classiques de l’action d’Etat, nous sommes là devant une puissance aux expressions diverses. Elle agit au travers d’acteurs mal identifiables à leur Etat de référence (les « majors » pétrolières dans le Caucase, d’autres entreprises en Afrique centrale), qui projettent des moyens correspondant à des intérêts ponctuels, sans raisonner en termes de contrôle ou de conquête politique de l’espace. Cette souplesse du géant suggère de revoir notre propre approche de la puissance, qui valorise l’expression de l’Etat à travers des objets majoritairement diplomatiques et guerriers.

2 - L’obsession technologique

Les Etats-Unis ont, du moins durant le dernier siècle, installé la dimension scientifique et technologique
au cœur de leurs stratégies économiques et militaires. L’habitude de placer le progrès technique au cœur de lapuissance (avec, en contrepoint, la célèbre tentation de réduire tout problème stratégique à une solution technique) ; la circulation entre secteurs civil et militaire, qui est traditionnellement plus intense outre-Atlantique qu’en Europe ; le net décrochage des crédits de recherche et développement américains par rapport aux montants européens ; la relative impuissance des Européens à concrétiser en produits et en systèmes leur remarquable dynamisme scientifique : tous ces facteurs expliquent la domination américaine et l’annoncent pérenne. En particulier dans le domaine-roi, désormais, des sciences et techniques de l’information.

Cette domination technique a des effets stratégiques lourds. Si l’on combine l’existence d’une recherche
dynamique qui leur assure la maîtrise de certains domaines, le développement des techniques et systèmes correspondants, le contrôle de réseaux (l’Alliance atlantique, par exemple) qui leur permet de généraliser des normes correspondant à leurs propres produits, on définit le cœur du mécanisme de domination des Etats-Unis. Et ce mécanisme pose, de notre côté de l’Atlantique,
une question fondamentale. Au-delà de leur indéniable talent dans le domaine de la recherche fondamentale, quel peut être désormais le degré d’autonomie des Européens si leurs stratégies, de toute nature, doivent s’appuyer sur des systèmes produits ou contrôlables par d’autres ? C’est, bien entendu, tout le symbole de la bataille qui oppose le GPS américain au futur Galileo européen.

Les Européens ont des doutes persistants sur l’efficacité du surinvestissement technique, par exemple en matière de défense. Mais ce surinvestissement, même dans le cas où il demeure bien loin des effets annoncés (exemple de la « guerre des étoiles » dans les années 80), se traduit par une maîtrise technique qui menace, à terme, la survie des autres acteurs comme décideurs indépendants. ()

La puissance américaine apparaît ainsi plus massive, plus nue, plus agressive aussi qu’au temps où
l’ennemi nous poussait à son côté. Trop forte, elle n’est plus une puissance classique. Trop dédaigneuse des constructions territoriales dont nous avons l’habitude, elle n’est pas une puissance d’Empire au sens traditionnel : étrange puissance d’un troisième type…

3 - Quelle place dans le monde ?

Si le traditionnel binôme interventionnisme/isolationnisme ne suffit plus à rendre compte des
fluctuations américaines, il traduit pourtant une réalité de géographie, d’histoire — bref, de culture. Les Européens sont enrapport de continuité avec leur extérieur. Ce dernier fut historiquement d’abord situé sur leur continent ; puis les aventures coloniales créèrent outre-mer des Empires dessinés et gérés territorialement. Longtemps géographiquement et volontairement séparés de l’univers non américain, les Etats-Unis sortent dans le monde en s’y projetant, de manière discontinue, suivant une logique d’allers et retours qui privilégie l’efficacité ponctuelle, et non la volonté d’organiser, de gérer des espaces — logique qui vaut pour leurs stratégies économiques comme pour leurs stratégies militaires. Pour ces dernières, cette culture de la projection
et de la discontinuité est au fondement des concepts tactiques, de la structure des forces et des matériels américains eux-mêmes.

() Plus encore qu’hier, lesEtats-Unis s’insèrent désormais dans le monde, usent de leurs forces quand ils
le jugent utile pour eux, dans leur logique, à leurs conditions et pour le temps qu’ils déterminent. Cela, sans guère accompagner leurs décisions denégociations multilatérales ou d’une attention à la gestion collective du monde à long terme. L’exemple de la crise irakienne de la fin 2002, qui a vuse succéder les moments de mépris affirmé vis-à-vis de l’ONU et les tentatives d’instrumentalisation de ses procédures, a été éloquent.

Les exemples sont nombreux qui illustrent ces réflexes traditionnels dopés par la ligne adoptée par l’administration républicaine et par le 11 Septembre : refus du Traité de bannissement des expérimentations nucléaires, de la Convention sur la vérification des armes biologiques, du Protocole de Kyoto ; dénonciation du Traité ABM de 1972 ; invention d’un droit suigeneris pour Guantanamo ; contestation générale des procédures d’arms control ; refus du Tribunal pénal international ; marginalisation de l’Alliance atlantique quand elle ne correspond pas exactement aux besoins de Washington ; glissement vers un concept de guerre préventive et un concept nucléaire préemptif dans la dernière Nuclear Posture Review, etc.

Dans le cadre de cette logique unilatéraliste, les options stratégiques s’organisent, elles, sur un mode
discontinu de prise de gage, d’administration ponctuelle de la force : un mode prédateur rendu possible par des moyens dedéploiement et de retrait qui privilégient la masse et la vitesse.

4 - Agir et gérer

Cette manière de penser et d’agir déconcerte nombre d’Européens. D’abord, parce qu’elle s’oppose au multilatéralisme à la mode pendant la dernière décennie. Ensuite, parce que, de notre côté de l’Atlantique, on inclinerait plutôt à croire que le 11 septembre pose la question de la gestion politique du monde — et pas seulement, ni peut-être d’abord, celle des nœuds (terroristes ou non) à trancher. L’enseignement premier des attentats (et l’intervention en Afghanistan en découle) est que le pourrissement, la déstabilisation, le glissement hors du champ politique de telle ou telle région — même périphérique par rapport à la géographie de nos intérêts traditionnels — peuvent avoir des conséquences globales, avec des effets dramatiques pour notre sécurité de pays riches, prétendument gardés par leurs défenses techniques. Cet état de fait peut appeler des traitements symptomatiques, policiers ou militaires, mais il demande surtout
des thérapies politiques, qui ne peuvent être administrées que collectivement.

() Les Etats-Unis ne semblent pas intéressés à élaborer des réponses touchant au système lui-même. Les grandes organisations internationales, globales ou régionales, sont marginalisées depuis un an, alors qu’elles n’ont jamais été davantage nécessaires, au profit d’une « coalition contre le terrorisme » qui n’est guère qu’un instrument de discrimination entre « amis » et « ennemis » de l’Amérique.

A court terme, nul ne doute que Washington ait les moyens de « créer de l’ordre », en usant de sa
force ponctuellement et sans réplique. () Plus d’un observateur a d’ailleurs été surpris par la souplesse militaire qu’a prouvée l’intervention en Afghanistan, contre les idées reçues de la massivité américaine. Souplesse demain renforcée, sans doute, par la redéfinition en cours des structures et de la doctrine d’emploi des forces terrestres.

A long terme, il est bien possible que ce remarquable pouvoir d’imposer de l’ordre s’inverse en appareil
à produire du désordre, en créant et recréant les éléments constitutifs d’actes du type 11 septembre ()

Hyperpuissance incontestable,c’est-à-dire puissance d’un type nouveau par son ampleur et ses moyens, les Etats-Unis constitueraient ainsi moins une puissance dominante (apaisant suffisamment le monde pour qu’il ne vous touche pas) qu’une puissance référente, un élément politique central autour duquel se positionnent les stratégies des principaux
acteurs de la planète. D’où l’état d’âme européen : nos stratégies s’organisent très largement enfonction des agissements d’une puissance prééminente, mais celle-ci ne peut —
ou n’entend pas — se doter des moyens de rationaliser l’ordre international…

5 - Dimensions de la vulnérabilité

La vulnérabilité exhibée le11 septembre brise le sentiment de sécurité que les Etats-Unis adossent à leur histoire, à leur géographie, à leur technique. Rupture brutale,violente, à laquelle ils réagissent aussi avec violence. Du côté européen,les degrés de la vulnérabilité et ses glissements progressifs se découvrent souvent avec langueur, frilosité, dans des pays accoutumés à ce que leur
territoire ou leur population soient l’objet même de la guerre. Forçons le trait : les Européens se flattent de savoir l’histoire tragique, encontinu, alors que les Américains la découvrent dramatique, par à-coups.

A une « surprise » stratégique qui est d’abord culturelle, les Etats-Unis réagissent en toute logique selon les réflexes et les moyens disponibles. D’autant que ces derniers leur donnent une puissance sans égale, sans rival. Et dans les aujourd’hui visibles de Washington, perce un triple mouvement.

Premier mouvement : les stratégies de sécurité sont rabattues sur les stratégies de défense. Non que les Américains aient la faiblesse de croire qu’on ne produit de la sécurité qu’en alignant des moyens de défense, mais ces derniers deviennent prééminents, centraux par rapport à d’autres
manœuvres (diplomatiques, économiques, culturelles…) susceptibles, à long terme, de produire de la sécurité. Ce qui a transpiré des grandes lignes de la Nuclear Posture Reviewl’identification du fameux « axe du mal », la revendication d’une stratégie préemptive, l’affirmation d’un concept nucléaire articulant frappes et dissuasion — montre assez le caractère déterminant des choix de défense, et que Washington se soucie assez peu de leurs conséquences politiques. Laréduction de la diplomatie américaine au Moyen-Orient à la « lutte contre le terrorisme » témoigne qu’une obsession de défense tousazimuts se substitue à une stratégie politique.

Deuxième mouvement : les stratégies de défense sont rabattues sur la dimension militaire — au sens le plus large, qui réunit les appareils militaire et de sécurité intérieure. On
peut comprendre que le traumatisme de septembre incite à réévaluer les systèmes
de sauvegarde et à faire monter en puissance la homelanddefense. L’accumulation des budgets, la prolifération des programmes partout susceptibles de produire des instruments de défense, même marginaux, même éloignés des menaces les plus vraisemblables (la Missile Defense) : tout traduit lafocalisation sur les moyens de la défense militaire. Directement reliée à la violence du traumatisme, cette obsession correspond pourtant peu aux problèmes réels posés par les évolutions internationales.

Troisième mouvement :le placage de la stratégie militaire sur la logique technologique. La traditionnelle recherche de solutions techniques à des problèmes stratégiques est actuellement confortée par deux arguments : la prééminence américaine dans les technologies avancées n’a jamais été aussi massive ;et les analyses dominantes de la dernière décennie se rangent à l’idée selon laquelle les développements des technologies de l’information révolutionnent désormais, et au profit du plus puissant, l’usage de la force militaire. Le11 septembre suggère pourtant que les faits ne vont pas forcément dans ce sens.
Et le rythme de diffusion des techniques révolutionnera certes les rapports de force, mais pas inévitablement au profit des plus puissants

6 - Technique et « punching-balls »

Quelles qu’aient été les performances techniques américaines depuis des années, l’attaque de Septembre montre à l’évidence qu’elles restent impuissantes à assurer une défense totale.

L’autre donnée rappelée parl’attaque de 2001 est, bien sûr, la vulnérabilité des sociétéstechnologiques développées — une vulnérabilitédue à leur concentration démographique, à la fragilité des conditions de la survie urbaine, à l’interdépendance des réseaux modernes de communication, etc. A cette vulnérabilité-là, que crée le développement technologique, latechnologie ne peut seule répondre. Si la puissance technique, dans son mouvement même, crée de la faiblesse, c’est bien la place des techniques dans les systèmes de défense qui doit être révisée.

Pour un œil européen, lesEtats-Unis paraissent avoir réagi au traumatisme de Septembre par deux réflexes :la fuite en avant technique et la publication d’une liste d’ennemis.Mais cette dernière doit sans doute davantage à des obsessions récurrentes (Iran, Irak, Corée du Nord…) qu’à une évaluation précise des dangers. Ces réflexes s’opposent nettement aux visions de nombreux Européens. Ils dessinent le monde sous des couleurs que notre histoire ou notre position géostratégique ne nous ont pas apprises.

Ces réflexes privilégient, de plus, une idée simple, voire simpliste : dans un affrontement, le différentiel technique garantit toujours un différentiel d’efficacité. C’est faux. L’analyse des conflits militaires de ces dix dernières années n’est pas achevée — et en particulier en ce qui concerne l’Afghanistan. Il serait pourtant osé d’en conclure que les armes nouvelles ont radicalement modifié les règles de l’échange guerrier, affirmant la prééminence du tout technologique. Ce n’est pas l’avis de Milosevic, ni de Saddam Hussein…

Alors que le progrès technologique se trouve à la disposition d’acteurs de plus en plus nombreux et divers, les plus dangereux, hélas, ne figurent pas sur la liste des dictateurs. Quant aux postures stratégiques asymétriques — celles dans lesquelles un faible peut contourner l’ensemble des dispositifs et de la logique du fort —, elles ne peuvent, par nature, être réduites par la technologie. Lorsque Européens et Américains parlent du gap, du décalage technique, la discussion concerne sans nul doute l’avance de l’Amérique dans les matériels et les capacités, mais aussi l’idée générale, culturelle, que nous nous faisons de la place des techniques dans nos stratégies de sécurité ou de défense

7 - Cet autre qui nous parle de nous

Dans les débats de l’après -11 Septembre, les Européens expriment ce qu’ils sont, et non pas seulement
l’acuité de leur regard sur Washington. () . Les Etats-Unis ont une image de dynamisme, de souplesse, de capacité d’adaptation qui contraste, à juste titre, avec celle de sociétés européennes en déclin démographique, mobilisées autour des droits acquis, gouvernées par des États lourds et difficiles à réformer. La réactivité américaine — avec ses risques, ses excès — s’oppose à notre difficulté à aménager avec souplesse notre héritage interne et international. Dans leurs commentaires sur l’Amérique, les Européens de l’Ouest lui font aussi payer leur propre difficulté à évoluer, individuellement (incapacité française à adapter le fonctionnement de l’État) et collectivement (pusillanimité des réactions de l’UE après le 11 Septembre, qui justifie les pires préventions de Washington). D’où, sans doute, vis-à-vis du modèle américain, une réaction qui, classiquement, mêle l’aliénation (puisque « je » est largement modelé par l’autre) à la détestation (puisque cet autre nous nie).

L’exemple de la problématique démographique est éloquent. Les dernières élections présidentielles françaises ont prouvé l’urgence du débat sur l’intégration des populations nouvellement arrivées en France. Au vu de résultats qui traduisent une profonde mise encause de notre société politique, il n’est plus possible d’agiter, pour unique viatique, la réaffirmation intemporelle du modèle républicain. Mais,dans l’amorce du débat sur l’intégration, ses modalités et son rythme, sur les modèles concurrents, nous rencontrons d’abord l’Amérique : symbole, pour nous, de la construction d’une société par adjonction, juxtaposition, et non par synthèse.

 

8 - La vision française et européenne

Le débat sur le « communautarisme » ne renvoie pas de ce côté-ci de l’Atlantique à la seule question de l’immigration. Et la France est particulièrement mise en cause par les débats sur le fonctionnement des sociétés modernes. Elle affirme imperturbablement sa conception des « communautés construites » :au premier chef la République, objet politique créé autour d’unvouloir-vivre ensemble dont témoigneraient les événements du temps révolutionnaire, de la fête de la Fédération au mythique Valmy. Cette vision d’un Etat-nation politique, bien différent d’une juxtaposition d’ethnies ou de communautés, la France la répète au moment où elle la sait mise à mal chez soi, et après avoir soutenu depuis dix ans, à de multiples reprises (par exemple dans les Balkans), la création d’Etats sur des logiques radicalement différentes. Cela, sans doute par impuissance à s’opposer à d’autres acteurs internationaux, au nombre desquels, justement, les Américains…

Le malaise ne nous oppose pas ici directement aux Etats-Unis. Mais ces derniers représentent, et avec quelle force, un monde différent du nôtre, un monde peu structuré par ce politique que nous installons au cœur de notre logique sociale. La puissance américaine nous est donc une violence symbolique, signe des temps. Une violence frappant de plein fouet une France qui gère mal sa sortie d’un monde où elle était majeure. Le problème central de la France dans l’arène internationale n’est pas l’importance brute de sa puissance. Cette dernière est lourde dans tous les domaines : économique, culturel, diplomatique, comme le rappellent les manœuvres du Conseil de sécurité autour de la crise irakienne. La question brûlante est, en revanche, celle du décalage entre cette puissance réelle et le discours que nous tenons sur elle ; autrement dit, celle de notre impuissance à liquider ce qui survit du gaullisme, sa plus mauvaise part : une rhétorique sur l’unicité française, sur la
centralité du volontarisme, qui interdit de repenser les conditions de notre efficacité internationale, loin des recettes napoléoniennes.

Dans notre rapport à l’Amérique figure la légitime critique de choix contestables ; et puis, la réponse
d’instinct à la violence que Washington nous inflige en étant la puissancede notre temps quand nous ne le sommes plus notre regret se mettant enscène dans l’alternance de l’exaltation nationale et d’une déploration de la « décadence » française que nous affectionnons.

On pourrait suivre un raisonnement parallèle en partant d’autres bases, pour d’autres acteurs
européens, dont le mode d’être politique est aussi questionné par la violence symbolique venue d’outre-Atlantique. L’Allemagne, dans la difficile« normalisation » de sa puissance, s’accommodera sans doute mal, à long terme, de la brutalité de l’affirmation de la puissance dominante. Entémoignent, au delà des crispations de campagne, les effluves anti-américaines des dernières élections. Pour d’autres Européens, la puissance globale et unilatérale qui s’affirme sans fard à Washington sera difficile à suivre à un moment où l’on refuse manifestement cette puissance pour soi.

La place de la morale et du droit est désormais centrale dans les conceptions européennes (que cette place soit ou non due, comme on le suggère en Amérique, à notre faiblesse) ; or elle est marginale dans la vision post-septembre des Etats-Unis. ()

Les énoncés « anti-américains » se fondent donc en Europe sur de multiples éléments. D’abord le décalage d’Etats-clients vis-à-vis du centre de l’Empire — ce décalage pouvant s’exprimer avec une force proportionnelle à la nostalgie d’un rang qui s’affaisse. Le sentiment diffus que cet Empire est assezpesant pour devoir être critiqué, mais pas suffisamment pour assurer la « paix par l’empire » dont nos histoires sont friandes, est un autre élément des positions européennes. Dans cette logique, les Etats-Unis sont à la fois trop et pas assez dominants… La démonstration de la vulnérabilité américaine — les Empires sont rarement frappés au centre — et l’alignement de réponses souvent décalées, parfois disproportionnées, renforcent le malaise de notre côté de l’Atlantique.

L’écho de nos propres faiblesses, de nos incertitudes d’Européens, ne doit pas être sous-estimé, tant
il est vrai qu’une claire conscience de soi est nécessaire aux rapports décomplexés avec l’autre. Enfin, la marginalisation de problématiques (la menace militaire…) et d’institutions (l’Alliance…) qui nous faisaient « tenir ensemble », creuse la divergence de nos chemins. En annonçant une large ouverture de l’Alliance, Washington reconnaît sa future — déjà présente — mutation. ()

Les divergences entre Europe et Amérique rendront sans doute, à terme, nécessaire une nouvelle organisation politique et institutionnelle de leurs rapports. Les variables du changement sont imprévisibles. Les événements internationaux (actes terroristes répétés, actions de guerre, etc.), la capacité ou non des Européens à se penser et à s’organiser eux-mêmes, la dynamique ou l’atonie de l’organisation internationale face aux défis posés : autant d’éléments du jeu. C’est dire s’il est ouvert.