La vision du monde de Claude Lévi-Strauss

"Toute création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs, pouvant aller jusqu’à leur refus, sinon même à leur négation. Car on ne peut à la fois se fondre dans la jouissance de l’autre, s’identifier à lui et se maintenir différent."

· Les fondements de notre vision

 

La vision du monde de Claude Lévi-Strauss
par Emmanuel Terray (p. 23-44) EHESS Revue française d'anthropologie 193 | 2010 Claude Lévi-Strauss (1908-2009) Hommage

2La vision du monde de Lévi-Strauss découle, à mon avis, de deux propositions qui ont en quelque sorte valeur d’axiomes. Première proposition :l’être humain est partie intégrante de la nature, et il ne saurait en être dissocié que de façon artificielle et illusoire. Deuxième proposition : la diversité des cultures est à l’origine de toute création et de tout progrès ; bien plus, dira Lévi-Strauss dans Myth and Meaning,« je ne vois pas comment le genre humain pourrait réellement vivre sans quelque diversité interne » (1978 : 16). Examinons ces deux propositions tour à tour.

9Quant à la vertu créatrice de la diversité des cultures, elle est clairement affirmée dans Myth and Meaning : « Les différences sont extrêmement fécondes. C’est seulement à travers la différence que le progrès s’est accompli » (1978 :16). Le petit livre intitulé Race et Histoire est tout entier consacré à l’explicitation de cette thèse. Partant de l’exemple du jeu, Lévi-Strauss montre que les chances d’une coalition de parieurs sont beaucoup plus grandes que celles d’un joueur isolé pour obtenir un résultat déterminé, et il poursuit :
« Or cette situation ressembl ebeaucoup à celle des cultures qui sont parvenues à réaliser les formes
d’histoire les plus cumulatives. Ces formes extrêmes n’ont jamais été le fait de cultures isolées, mais bien de cultures combinant volontairement ou involontairement leurs jeux respectifs, et réalisant par des moyens variés (migrations, emprunts, échanges commerciaux, guerres) ces coalitions dont nous
venons d’imaginer le modèle […]. Mais aucune culture n’est seule, elle est toujours donnée en coalition avec d’autres cultures, et c’est cela qui permet d’édifier des séries cumulatives […]. La chance qu’a une culture de totaliser cet ensemble complexe d’inventions de tous ordres que nous appelons une civilisation est fonction du nombre et de la diversité des cultures avec
lesquelles elle participe à l’élaboration – le plus souvent involontaire – d’une commune stratégie ».(in 1973 : 413-414)

10Et Lévi-Strauss de conclurer magnifiquement : « L’exclusive fatalité, l’unique tare qui puissent affliger un groupe humain et l’empêcher de réaliser pleinement sa nature, c’est d’être seul » (in ibid. : 415).

23 « Pour développer des différences, pour que les seuils permettant de distinguer une culture de ses voisines soient suffisamment tranchés, les conditions sont grosso modo les mêmes que celles qui favorisent la différenciation biologique entre les populations : isolement relatif pendant un temps prolongé, échanges limités, qu’ils soient de caractère culturel ou génétique. Au degré près, les barrières culturelles sont de même nature que les barrières biologiques ».(Lévi-Strauss1983 : 39)

24Nouvelle preuve – soit dit en passant – de l’appartenance de l’homme à la nature ! Bref, une densité de peuplement réduite et l’abondance de l’espace permettent à chaque communauté de garder ses distances et à la diversité de se maintenir égale à elle-même.

25La seconde raison est que, dans le monde des sociétés dites primitives, il n’y a pas d’enjeu pour justifier la coalescence ou la fusion des groupes humains.
« Cette profonde indifférence aux cultures autres était, à sa manière, une garantie pour elles de pouvoir exister à leur guise et de leur côté » (Ibid. : 26).

26 « […] atteindre un seuil,sans doute le plus profitable aux sociétés humaines, où s’instaure un juste équilibre entre leur unité et leur diversité ; et qui maintient la balance égale entre la communication, favorable aux illuminations réciproques, et l’absence de communication, elle aussi salutaire, puisque les fleurs fragiles de la différence ont besoin de pénombre pour subsister ».(Lévi-Strauss1973 : 300)

27 « Toute création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs,
pouvant aller jusqu’à leur refus, sinon même à leur négation. Car on ne peut à la fois se fondre dans la jouissance de l’autre, s’identifier à lui et se maintenir différent.Pleinement réussie la communication intégrale avec l’autre condamne, à plus ou moins brève échéance, l’originalité de sa et de ma création. Les grandes époques créatrices furent celles où la communication était devenue suffisante pour que des partenaires éloignés se stimulent, sans être cependant assez fréquente et rapide pour que les obstacles, indispensables entre les individus comme entre les groupes, s’amenuisent au point que des échanges trop faciles égalisent et confondent la diversité ». (« Race et Culture » in 1983 :47-48)

44Quant à la diversité culturelle, elle est attaquée de deux manières. Tout d’abord la conquête coloniale et, de façon plus générale,l’expansion occidentale entraînent la disparition de nombreuses cultures. Les unes meurent à la suite de l’anéantissement des sociétés qui les portaient, que les membres de ces sociétés aient été exterminés ou décimés par voie de massacre, ou qu’ils aient succombé à des épidémies meurtrières venues d’Europe. Indiens de l’Amérique du Nord et du Brésil, Aborigènes d’Australie, Tasmaniens, habitants de l’île de Pâques, populations de la Terre de Feu voient leurs effectifs fondre dans des proportions dramatiques ou s’annihiler entièrement. Là où il n’y a pas extinction, l’oppression et l’exploitation paralysent les sociétés, les étouffent, les désagrègent et ne laissent subsister que des cultures en ruines. Comme le déplore Lévi-Strauss dans TristesTropiques :
« Les sociétés que nous pouvons étudier aujourd’hui […] ne sont plus que des corps débiles et des
formes mutilées, […] elles ont été foudroyées par ce monstrueux et incompréhensible cataclysme que fut, pour une si large et si innocente fraction de l’humanité, le développement de la civilisation
occidentale ».(1955 : 149)

47Un second processus – pour une part engendré par le premier – vient encore aggraver la situation et mettre en péril la diversité des cultures : la croissance démographique. En suivant Lévi-Strauss, nous
avons souligné plus haut que, pour s’épanouir, la diversité culturelle avait besoin d’espace et de distance. Or, la croissance démographique augmente la densité de la population : elle réduit la superficie dont chaque société et chaque culture peuvent disposer pour « mener leur vie ». C’est donc une des conditions nécessaires de la diversité qui se trouve ainsi mise en péril.

48À vrai dire, pour Lévi-Strauss, la croissance démographique menace non seulement la diversité culturelle mais bien la liberté elle-même dans les conditions concrètes de son exercice. En effet, explique Lévi-Strauss :
« […] la liberté n’est ni une invention juridique, ni un trésor philosophique, propriété chérie de
civilisations plus nobles que d’autres parce qu’elles seules sauraient la produire ou la préserver. Elle résulte d’une relation objective entre l’individu et l’espace qu’il occupe, entre le consommateur et les ressources dont il dispose. Que cette relation devienne trop fragile ou trop tendue et c’est la liberté elle-même qui est frappée d’anémie ».(ibid. :349)

51De la mêmefaçon, l’influence grandissante de la philosophie du sujet favorise l’avènement
d’un individualisme et d’un égalitarisme abstraits dont on trouvera une formulation sans équivoque dans la Déclaration des droits de l’homme de 1789. Certes, il n’est pas question de nier les effets heureux qu’ont pu produire cet individualisme et cet égalitarisme abstraits : pour m’en
tenir à un seul exemple, l’abolition de l’esclavage est, pour une part essentielle, leur œuvre. Mais il est clair que l’individu dont on cherche à imposer le règne, c’est l’individu tel qu’il a été produit par quelques siècles de l’évolution de l’Europe. Or, au nom de l’universalisme, lui seul a désormais
droit de cité ; il devient référence et modèle exclusif pour toutes les autres sociétés du monde ; par rapport à ce modèle, tout écart est sauvagerie, arriération, tribalisme, ou, s’il se produit dans nos sociétés occidentales, communautarisme.

52Pour conclure sur ce point, il setrouve que, pour mesurer le recul de la diversité des cultures, nous disposons d’un indicateur relativement précis : je veux parler du phénomène de l’extinction des langues.En effet, la langue est la traduction et comme l’incarnation de la culture.Par exemple, écrivent Daniel Nettle et Suzanne Romaine, « le vocabulaire d’une langue est l’inventaire de tout ce dont une culture parle,et de ce qu’elle a classifié afin de donner un sens au monde et de survivre dans un écosystème local » (2003 : 65). De même la syntaxe exprime-t-elle les manières de penser et les modes de raisonnement utilisés dans la société considérée. Au surplus, la langue est la première marque de l’identité d’une communauté et le premier support de son unité. C’est dire que, lorsqu’une langue se perd, la culture correspondante la suit de très près dans la mort. Or, les chiffres sont ici sans équivoque : selon les linguistes, environ la moitié des langues connues dans le monde ont disparu depuis les cinq cents dernières années.Pour s’en tenir à deux exemples, l’Australie est passée de 250 langues à quelques unités, l’Amérique du Nord de 300 à 175, dont six seulement sont parlées par plus de dix mille personnes et ont quelque chance de survivre…

53Selon l’Atlas 2009 international des langues en péril, sur les 6912 langues parlées aujourd’hui dans le monde, près de la moitié –soit 2500 – sont menacées à brève échéance. Or, la fin d’une langue est un malheur irréparable, puisque, avec elle, c’est toute une vision du monde, une expérience, une mémoire singulières et irremplaçables qui sombrent sans espoir de retour.

59Quant au reculde la diversité, Lévi-Strauss lui impute deux conséquences majeures. Tout
d’abord, il est aussi et par lui-même un recul de la liberté. C’est que, pour Lévi-Strauss, la liberté en général n’existe pas ; il n’y a que des libertés qui sont toujours situées, historiques et concrètes, et qui constituent donc autant de particularités. La liberté se ramène en fait à : « […] cette multitude de petites appartenances, de menues solidarités qui préservent l’individu d’être broyé par la société globale et celle-ci de se pulvériser en atomes interchangeables et anonymes ; qui intègrent chacun dans un genre de vie, un terroir, une tradition, une forme de croyance ou d’incroyance, lesquels ne s’équilibrent pas seulement les uns les autres à la façon des pouvoirs séparés de Montesquieu, mais constituent autant de contre-forces capables de se dresser ensemble contre les abus de la puissance publique. En donnant un fondementrationnel à la liberté, on la condamne à évacuer ce riche contenu et à saper ses propres assises […]. La liberté réelle est celle des longues habitudes, des préférences, en un mot des usages ».(1983 :380)

60Ce qui est ici en cause, on le voit bien, c’est la volonté d’imposer un modèle unique,
laquelle est contraire à l’idée même de liberté, puisque, par définition, la liberté c’est la possibilité de diverger, de s’écarter, de se différencier, ou encore, comme disait Rosa Luxemburg : « La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement »(1969 : 83).
Mais, en second lieu, le recul de la diversité signifie la marche du genre humain vers une civilisation unique et uniforme à travers le monde.Lévi-Strauss caractérise très bien le mouvement contradictoire dans lequel nous sommes emportés : « C’est la différence des cultures qui rend leur rencontre féconde. Or ce jeu en commun entraîne leur unification progressive : les bénéfices que les cultures retirent de ces contacts proviennent largement de leurs écarts qualitatifs, mais au cours de ces échanges, ces écarts diminuent jusqu’à s’abolir ».(1988 : 206)

QUE FAIRE ALORS ?

63 En ce qui concerne la diversité, non seulement nous devrions favoriser la survie des cultures autres que la civilisation occidentale n’a pas encore détruites, mais il nous faudrait aussi encourager la naissance et l’essor de nouveaux particularismes. Par exemple,nous devrions nous garder de contester, au nom d’un universalisme abstrait, le droit que possèdent
chaque société et chaque culture de protéger son individualité. « Race et Culture » nous l’a appris : cette protection exige un minimum d’isolement, un minimum de repli sur soi. Tant que ces attitudes ne se transforment pas en orgueil et en agressivité, elles sont parfaitement
respectables et elles méritent notre approbation.

Mais surtout, il nous faudrait nous défaire du faux humanisme hérité de la tradition européenne ; en finir, dit Lévi-Strauss, avec « cette espèce d’emprisonnement que l’homme
s’inflige chaque jour davantage au sein de sa propre humanité, […] cette espèce de monde clos où l’homme, en tête-à-tête avec ses œuvres, s’imagine qu’il se suffit à soi-même. Une sorte de prison idéale. Et plutôt morne… »(1973 : 330).
De telles formules ont valu à Lévi-Strauss d’être accusé d’antihumanisme, et, de fait,certains propos semblent aller dans cette direction : il s’agit, dit-il par exemple, « de comprendre l’être par rapport à lui-même et non par rapport à moi » (1955 : 50). Ou encore : « Le but dernier des sciences humaines n’est pas de constituer l’homme, mais de le dissoudre » (1962 : 326). À mon sens, on devrait plutôt parler d’un humanisme élargi ; élargi d’abord aux limites de l’humanité, de manière à prendre en compte toutes les cultures passées et présentes, mais élargi surtout aux limites du monde de la vie. Le nouvel humanisme impliquerait que les « droits de l’homme » soient désormais fondés, non plus sur sa qualité d’être moral mais sur sa qualité d’être vivant (1983 : 376), en sorte que ses droits s’arrêteraient « au moment précis ou leur existence met en cause l’existence d’une autre espèce » (ibid. :374).

Bref, il faudrait nous mettre en état de suivre le magnifique appel par lequel Lévi-Strauss conclut L’Origine des manières de table, et qui nous servira, à nous aussi, de conclusion :
« Une formule à laquelle nous avons fait un aussi grand sort que “l’enfer, c’est les autres” ne constitue pas une proposition philosophique, mais un témoignage ethnographique sur une civilisation. Car on nous a habitués dès l’enfance à craindre l’impureté du dehors. Quand ils proclament au contraire que “l’enfer, c’est nous-mêmes”, les peuples sauvages nous donnent une leçon de modestie qu’on voudrait croire que nous sommes encore capables d’entendre. En ce siècle où l’homme s’acharne à détruire d’innombrables formes vivantes, après tant de sociétés dont la richesse et la diversité constituaient de temps immémorial le plus clair de son patrimoine, jamais sans doute il n’a été plus nécessaire de dire, comme font les mythes, qu’un humanisme bien ordonné ne commence pas par soi-même, mais place le monde avant la vie, la vie avant l’homme, le respect des autres êtres avant l’amour-propre ; et que même un séjour d’un ou deux millions d’années sur cette terre, puisque de toute façon il connaîtra un terme, ne saurait servir d’excuse à une espèce quelconque, fût-ce la nôtre, de se l’approprier comme une chose et s’y conduire sans pudeur ni discrétion ».(1968 : 422)