« Le sud global est une grande imposture idéologique et une aberration géopolitique »
Gilles Kepel, Le Figaro des 6 et 7 avril 2024 Page 18
Q - En quoi avec le 7 octobre et ses suites, assiste-t-on à une tentative de refonder totalement l'ordre moral du monde ?
Avec le 7 octobre et ses suites, on assiste à une tentative de refonder totalement l'ordre moral du monde. Après l'extermination desjuifs par les nazis, il y a eu un consensus entre les blocs soviétiques et les occidentaux - le procès de Nuremberg en 1947 en ayant été l'expression la plus significative. Or aujourd'hui - on constate l'effacement de la mémoire du 7 octobre du fait de l'hécatombe consécutive à Gaza. Le fondement éthique de l'ordre du monde n'est plus le « plus jamais ça » après l'horreur hitlérienne, mais la lutte contre la colonisation redéfinie rétrospectivement comme génocide. Cela change la donne géopolitique, puisque, à l'affrontement entre l'occident et le bloc soviétique, se substitue le conflit essentialisé entre un Nord qui serait porteur de toute l'horreur morale et le « Sud global » qui charrierait toutes les vertus positives. Pour effectuer ce renversement épistémologique - et surtout idéologique - c'est l'enjeu de l’holocauste qui est utilisé.
Q – Pourquoi l'Afrique du Sud a-t-elle porté à la Cour internationale de justice une accusation de génocide contre Israël ?
L'Afrique du Sud a ainsi porté à la Cour internationalede justice une accusation de génocide contre Israël signifiant que le peuple juif victime du génocide nazi pour lequel l’ONU a créé en 1947 l'État hébreu est devenu un peuple génocidaire et donc que son État serait dénué de légitimité.
Q - pourquoi l'Afrique du Sud s'est faite le locuteur par excellence des théories morales du « Sud globale » ?
Parce que l'ANC au pouvoir se retrouve à la peine, et cherche à ses problèmes un dérivatif ou un bouc émissaire.
Q - En quoi le « Sud global » est-il une grande imposture idéologique ?
La notion fourre-tout de « Sud global » passe outre le fait que ces États censés incarner le bien et le droit sont pour beaucoup dirigés par des régimes illibéraux et liberticides et surtout qu'une partie non négligeable des peuples du Sud en question, opprimés par des pouvoirs autoritaires ou souffrant de leur faillite et de la corruption, désirent venir vivre dans le Nord supposé détesté, mais démocratique et prospère.
L'Union européenne vient de décider de verser 7,5 milliards d'euros au maréchal Sissi pour éviter qu'une attaque israélienne sur Rafah et un afflux potentiel de Palestiniens fuyant en Égypte ne se traduisent par des embarquements illégaux vers les pays européens.
Q - En quoi le « Sud global » est-il aussi une une aberration géopolitique ?
On est donc dans une grande imposture idéologique,mais aussi dans une aberration géopolitique. Car ce Sud dit « global »regroupe l'ancien tiers-monde et les plus gros morceaux de l'ex-bloc soviétique qui n'ont pas été intégrés par l'Union européenne, c'est-à-dire la Chine de Xi et la Chine de Poutine. Ce dernier a tenté la réconciliation palestinienne en réunissant sans succès Hamas et Fatah et en déroulant le tapis rouge au président iranien Khameneï, chef de « l'axe de la résistance » contre Israël. Mais il a reçu un coup dans le dos terrible avec l'attentat de Moscou revendiqué par l'état islamique au Khorassan. – (ses membres) ce sont aguerris En Syrie dans les rangs de Daech où ils ont lutté contre Bachar el-Assad et les Russes qui le soutenaient. Donc ces derniers sont taraudés par leurs propres « Sud global ».
Q - En qui la Russie, championne du « Sud global » a-t-elle, paradoxalement, les caractéristiques intérieures d'un pays du Nord ?
La démographie proprement russe ethnique est extrêmement faible, plus encore que dans l'Union européenne, alors que la démographie des populations musulmanes de la Russie, du Caucase à l'Asie centrale, représente aujourd'hui 20% de la fédération et atteindra 30 % dans 10 ans. Cela va bouleverser les rapports de force () Ce champion du « Sud global » paradoxalement à les caractéristiques intérieures d'un pays du Nord !
Q - Y a-t-il une civilisation unique du « Sud global » ?
Il n'y a pas de civilisation unique du « Sud global » ; c'est un fantasme.
Q - Gilles Kepel adhère-t-il à la vision essentialiste des civilisations et des religions de
Samuel Huntington ?
Je n'adhère pas à la vision essentialiste des civilisations et des religions de Samuel Huntington.
Notamment parce que dans notre pays nous avons d’innombrables exemples de nos concitoyens de culture musulmane et issus de l'immigration qui partagent les valeurs de la citoyenneté, voire compte parmi nos élites économiques, culturelles ou politiques. () Or, aujourd'hui, on retrouve cette vision
essentialiste des choses mais elle est portée à l'inverse par les doctrinaires du Sud global. Pour eux tout individu issu du Sud global est moralement bon, et le Nord se réduit à la tare éthique de la colonisation.
() Tout cela n'est qu'un coup de bluff idéologique dont l'Afrique du Sud où l'ANC au pouvoir se retrouve à la peine, s'est fait le locuteur par excellence.
Q - L'ONU est-elle aujourd'hui dans une crise ?
Les États qui se réclame du Sud global souhaite que la France et le Royaume-Uni () soient chassées du Conseil de sécurité et remplacées par des pays émergents plus peuplés, comme l'Inde et le Brésil. L'ONU se trouve dans une impuissance inédite du fait du déphasage entre ses institutions et ses
revendications.
Q - A quoi a-t-on vu récemment que l’ONU se trouve dans une impuissance inédite du fait du déphasage entre ses institutions et ses revendications ?
() On le voit par exemple autour de la question de l'Unwra, l'office des Nations-Unies pour les secours et les travaux des réfugiés palestiniens : () 12 de ses salariés faisaient partie des assaillants du 7 octobre.
Philippe Lazzarini, le patron de l'office, a été entendu sur ce sujet précisément le jour où une autre instance de l'ONU, la Cour internationale de justice, rendait ses conclusions sur la demande de l'Afrique
du Sud et indiquait, non pas qu’Israël était coupable de génocide - comme le souhaitait Pretoria - mais demandait à l'État hébreu de « prendre des mesures pour empêcher toute pratique génocidaire ». C'était donc pour Israël une manière de mettre en contradiction l'ONU, qui ne tenait pas l'Unwra au
moment même où la Cour internationale de justice rendrait un verdict qu’Israël n'appréciait pas…
Q – En quoi les États-Unis sont, à l'intérieur de leur pays, eux aussi affectés par cette reconfiguration de l'ordre moral du monde ?
Il n'y a pas que l'ONU qui soit affecté par cette reconfiguration de l'ordre moral du monde . C'est aussi le cas des États-Unis. Traditionnellement, la politique américaine au Moyen-Orient est dictée d'abord et avant tout par le lobby pro-israélien, que ce soit du côté démocrate ou républicain. Or, aujourd'hui, un certain nombre d'arabes américains qui se sont regroupés au Michigan dans la ville de Dearborn ont réussi à mettre en place une sorte de lobby anti-israélien à l'échelle de cet État, qui fait bascule grâce au nombre de ces grands électeurs pour la présidentielle. Dans ce « swing State » 100 000 électeurs ont voté « uncommitted » non affilié » aux primaires démocrates sanctionnant le président candidat pour avoir fourni à Israël les bombes qui ont permis d'écraser Gaza. Biden est donc pris au piège : soit il donne raison à ces minorités arabes et africaines aux États-Unis ainsi qu'à la jeunesse démocrate et il perd le vote des juifs américains qui votent encore majoritairement pour lui, soit il ne cède pas et perd cet électorat jeune et issu des minorités. Phénomène tout à fait nouveau.
Q - Quelle différence d'attitude y a-t-il eu en réaction au 11 septembre 2001 et au 7 octobre 2023 ?
Après la « double razzia » bénie de Ben Laden contre New York et Washington il n'y a pas eu une rupture à l'intérieur de l'Occident. Au contraire et tout le monde était du côté des Américains. Harvard
n'a pas été cassé en 2, Sciences Po non plus, et l'École normale supérieure n'a pas décidé d'enseigner les doctrines du Sud en fermant le master Moyen-Orient-Méditerranée. Judith Butler a déclaré chez les Indigènes de la République que le 7 octobre était un acte de résistance - elle n'avait pas dit cela pour le 11 Septembre, ni pour le Bataclan. Nous sommes en face à un renversement de toutes les valeurs...
Le 7 octobre est l'aboutissement du mélange du registre mystique et politique dans les 2 camps. Les massacres ont été vécus par les victimes comme le pire programme que les juifs aient subi depuis la Shoah, tandis que les assaillants l'ont conçu comme une razzia, en référence aux razzias que les armées du prophète avaient menée contre les juifs en 628 après Jésus-Christ. ()
Mais l'attaque du 7 octobre participait aussi du registre nationaliste : on voit dans les vidéos de surveillance que les assaillants du Hamas crient : « On est chez nous ! ».
Q - En quoi Netanyahou est-il un personnage shakespearien ?
Netanyahou est un personnage shakespearien : il abesoin de faire la guerre pour ne pas aller en prison. Avant la guerre même, tout ces chefs d'accusation le menaçaient de 16 ans d'emprisonnement. On lui
reprochera aussi le défaut de vigilance () le 7 octobre. Pour cela il ne peut s'en sortir que s'il remporte une victoire militaire. Or il n'y parvient pas à Gaza après 6 mois de combat. En 1973, la guerre avait duré 19 jours. Cet échec laisse présager que ce qui se prépare, c'est un affrontement élargi. Cela a été illustré par la frappe spectaculaire de Tsahal sur le consulat iranien en Syrie tuant le patron des forces iraniennes dans la région () Nétanyahou pense aussi à une frappe qui affaiblirait profondément le Hezbollah.
Q - Quel État de la région détient-il les clés de la solution pour la création d'un État palestinien aujourd'hui ?
C'est l'Arabie saoudite qui détient les clés de la solution pour la création d'un État palestinien aujourd'hui, et elle n'acceptera de le financer que si elle a la certitude que ce sont plus les agents de l'Iran, avec le Hezbollah qui contrôlent tout.
Q - Quel effets aura nécessairement la frappe israëlienne à Gaza sur un convoi humanitaire de l'organisation World Central Kitchen ?
La frappe terrible à Gaza sur un convoi humanitaire de l'organisation World Central Kitchen qui avait affrété un bateau avec 400 tonnes de nourriture venant de Chypre, tuant aussi des ressortissants de l'Union européenne, des Britanniques et un Américain (est un coup dur pour l'image d'Israël).
Q - Quel est le paradoxe culturel entre les États du Nord et du Sud global ?
Le paradoxe, c'est que les États du Nord sont devenus très multiculturels, contrairement aux États du « Sud global ». Ils apparaissent au moins autant comme un composite ressemblant à la planète dans
son ensemble qu'à des pays où les populations dites de souches gardent le contrôle exclusif du pouvoir.
Au Royaume-Uni, le Premier ministre d'aujourd'hui est d'origine indienne, le maire de Londres et d'origine pakistanaise et le first Minister écossais est d'origine pakistanaise. En France, le fait que Rachida Dati soit désormais donné vainqueur potentiel à la mairie de Paris montre aussi que les sociétés européennes ont une capacité intégratrice des populationsdont les familles sont venues du Sud. Le procès qui est fait au Nord estdonc principalement idéologique. Mais il crée des clivages très dangereux dans les sociétés européennes en favorisant le séparatisme.
NDLR : Attention à ce qu'il n'y ait pas une répétition lors des prochains Jeux olypiques de Paris du drame des athlètes israéliens aux jeux de Munich en 1972
ANNEXE
Q – Pourquoi l'Afrique du Sud ne porte-t-elle pas chance politiquement à Israël ?
(NDLD) : Décidément l'Afrique du Sud ne porte pas chance politiquement à Israël car :
(Extrait de Wikipédia) : à Durban s'était tenue du 2 au 9 septembre 2001 la 3e session des Conférences mondiales contre le racisme organisées par l’Unesco et intitulée Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale et la xénophobie et l'intolérance. Cette conférence a été en effet considérée comme une parodie surréaliste ou une débâcle () car elle a été l’occasion de neuf jours de débats houleux, à la suite de l’appel lancé par certains pays arabes en vue de rétablir la résolution 3379 de l'Assemblée générale de l'ONU du 10 novembre 1975 (affirmant que « le sionisme est une forme de racisme et de discrimination raciale », révoquée après la conférence de Madrid 2991, qui, outre des appels à l'autodétermination des peuples et contre l’apartheid en Afrique du Sud, condamnait « l’alliance impie entre le racisme sud-africain et le sionisme » et qualifiait ce dernier de « raciste » (sionisme = racisme).Bien qu'avant la conférence (pré-Durban), les États-Unis aient demandé aux organisateurs de se garder d'accusations antijuives ou de condamnations d'IsraëlLes délégations des États-Unis et d'Israël quittent alors la conférence, le 3 septembre, après avoir été impuissants à la recentrer sur ses objectifs initiaux relatifs au racisme dans le monde. La France et les autres pays de l'Union européenne menacent d'en faire de même si le sionisme est assimilé à du racisme.Une déclaration finale contre le racisme est votée, à l’arraché, par la conférence. Cette déclaration est condamnée par l’Australie et le Canada qui dénoncent l’« hypocrisie » de la conférence qui ne servait pas la résolution du conflit israélo-palestinien mais qui cherchait surtout, selon le délégué canadien, « à délégitimer l’État d’Israël et à déshonorer son histoire et la souffrance du peuple juif ».Parallèlement à la conférence de l’UNESCO, un forum réunissait 6 000 ONG jusqu’au 2 septembre, dont l'influence est grandissante dans la politique internationale. Il a adopté une déclaration contenant des passages très controversés qualifiant Israël d’« État raciste » etl’accusant d’« actes de génocide », affirmant l’existence d’un « apartheid israélien ». Les débats se focalisentparticulièrement sur Israël ; nombre de propos sont haineux ; des participants juifs sont insultés et physiquement menacés, etc.
Certes la déclaration des ONG a été par la suite dénoncée par plusieurs autres ONG, dont Amnistie International, Human Rights Watch (HRW) et la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH), mais le mal était fait.