Extrait de l’article d’Isabelle Lasserre dans la Revue des Deux Mondes de septembre 2022, L'armée française et la Russie : les racines d'une relation particulière (page 52 à 59)
De l'arrestation d'un officier au quartier général de l'OTAN de Naples en 2020 accusé de trahison au profit d'une puissance étrangère, jusqu'au déclarations du général Pinatel qui, après avoir justifié l'annexion de la Crimée en 2014, considère aujourd'hui qu'il ne faut pas aider les Ukrainiens, une musique pro-russe se fait régulièrement entendre dans les rangs militaires (français).
I – Généalogie du tropisme prorusse qui vient du plus profond de l'histoire
1 - Les racines de la relation franco-russe, d'un point de vue militaire, remontent à la visite que fit Pierre le Grand à la France, pendant une tournée européenne, en 1717. À l'époque on parle le français, la langue de l'élite, à la cour du tsar. Des alliances se forment entre les
grandes familles européennes et celles des aristocrates russes.
2 - Pendant la Révolution française, la cour impériale de Russie accueille massivement et chaleureusement les aristocrates proscrits enFrance, dont certains s'exilent à Saint-Pétersbourg. De retour en France, ils ont véhiculé dans l'élite politique et militaire le souvenir de cet accueil respectueux. (F.A. en oubliant, toutefois, de se souvenir de la façon cavalière dont le comte de Provence, futur Louis XVIII a été, le 25 janvier 1801, chassé par le tsar Paul 1er de Russie où il était en exil)
3 - La Russie fut l'un des deux pays, avec la Grande-Bretagne, que Napoléon n'a pas pu vaincre. « Les deux puissances ont cultivé l'une pour l'autre une fascination réciproque. »
4 - La signature de l'Alliance franco-russe en 1892 rapproche encore les deux pays. Cette alliance trouve toujours un écho dans les rangs militaires, où elle se mêle à une méfiance, quand ce n'est pas parfois une hostilité, envers les États-Unis.
5 - Pendant la Première Guerre mondiale, l'alliance de la France avec la Russie et la Serbie resserrent une nouvelle fois les liens. En décembre 1917, Trotsky, alors commissaire du peuple aux Affaires étrangères, revendique sa francophilie devant l'ambassadeur Joseph Noulens en disant « son attachement envers la France » et envers son peuple, qu'il plaçait « au-dessus de tous les autres ».
6 - Pendant la Seconde Guerre mondiale l'engagement des pilotes de chasse français de la prestigieuse escadrille Normandie-Niemen aux côtés des Soviétiques en novembre 1942 en URSS d'où elle est rentrée avec des décorations. En Russie des écoles portent toujours le nom Normandie-Niemen et les pilotes français ont toujours continué à être honorés par l'armée russe.
7 - En 1944 signature d'une alliance franco-soviétique entre De Gaulle et Staline
8 - Ces liens historiques très forts ont créé un tropisme prorusse dans l'armée comme d'ailleurs un tropisme proserbe. Ce dernier s'est révélé pendant les années 90, pendant les guerres de l'ex-Yougoslavie. En 2001 un officier français détaché à l'OTAN a même été condamné pour avoir fourni à la Serbie des informations sur les frappes de l'Alliance contre ce pays pendant la guerre du Kosovo.
9 - Un officier français : « Les militaires n'ont jamais considéré les Russes comme des ennemis après la guerre froide. Nous étions accaparés par les opérations extérieures, les "opex" (en Afrique en
particulier). Nous avions oublié que la Russie était un empire et que Vladimir Poutine rêvait qu'elle le redevienne. »
10 - Les chefs d'état-major français ont toujours entretenu d'excellentes relations avec leurs homologues russes, notamment le général Guerassimov, toujours en fonction aujourd'hui : les généraux français lui reconnaissaient un « langage de vérité » !
11 - La proximité entre militaires français et russes se traduisit aussi par un partenariat entre l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) et un think tank russe issu du KGB et dirigé par des généraux du SVR, les services du renseignement extérieur russe jusqu'à ce que l'Élysée y mette fin, 2 à 3 ans après l'annexion de la Crimée.
II - Le tropisme franco-russe s'appuie aussi, chez certains militaires, sur un penchant anti-américain.
Ce biais typiquement français est un héritage du retrait du commandement intégré de l'OTAN décidé par le général De Gaulle en 1966. Il est censé refléter une sorte de gaullisme, de souveraineté et d'indépendance à la française, incarner aussi une position médiatrice entre les deux grands. La défiance vis-à-vis des États-Unis, amplifiée par la guerre de George W Bush en Irak en 2003 décidée à partir de faux renseignements, se manifeste surtout chez les anciennes générations, celles qui ont connu la rupture avec l'alliance atlantique. « Derrière cette thématique anti-américaine, il y a aussi la peur de la modernité et de la mondialisation, phénomène attribué aux États-Unis » écrit l'historienne Françoise Thom dans un article pour desk Russie. En promouvant l'alliance franco-russe, certains militaires sont persuadés de poursuivre l'action du général De Gaulle qui considérait que l'Europe s'étendait de Brest à Vladivostok. Jugée comme « partenaire incontournable », la Russie séduit également par son caractère étatisé et ce penchant centralisateur qui rappelle le jacobinisme français, de même que par son fort tropisme antilibéral.
III – La relation à la Russie diffère selon les armées, les statuts, les âges
1 - Mais la relation à la Russie diffère selon les troid armées. Pour la Marine, dont une des missions est de garantir la liberté de circulation dans les mers, la Russie, dont les sous-marins s'aventurent de plus en plus loin, est toujours restée une menace, même depuis la fin de la guerre froide. L'armée de l'air a une position médiane. Elle a considéré que la menace russe était éloignée depuis la chute de l'URSS avec l'effondrement du pacte de Varsovie, mais qu'elle était toujours présente avec la puissance nucléaire. Quant à l’armée de terre, elle a estimé au début des années 90 que
la menace qui venait de l'Est avait complètement disparu (car) des États tampons hostiles au Kremlin faisaient désormais rempart avec les pays de l'Union européenne. Le danger, désormais, venait du Sud. « On s'est trompé. »
2 - Le sentiment américain n'est pas le même non plus dans les 3 armées. Il est plus fort dans l'armée de terre - il est presqu’inexistant dans l'armée de l'air, une armée plus jeune, qui n'a jamais cessé de travailler avec les anglo-saxons puisque les aviateurs n'ont jamais quitté le commandement intégré de l'Otan après le général De Gaulle. C'est la même chose dans la marine.
3 - Le sentiment vis-à-vis de la Russie diffère aussi selon les générations. Les anciens, ceux de la guerre froide, sont plusproches de Moscou que les plus jeunes, qui ont vécu l'air des coalitions et ont
travaillé naturellement avec les Américains au sein de l'OTAN. « La culture pro-russe est en train de se dissiper. La génération des années 90, celle qui préférait les Russes aux Américains, est en train de s'estomper » confirme un officier général.
IV – Les erreurs engendrées par notre tropisme pro-russe
L'annexion de la Crimée en 2014 (alors que l'armée française alertait depuis plusieurs années sur le risque d'un retour des conflits de haute intensité), l'attitude hostile de la Russie envers la coalition antiterroriste en Syrie, puis ses provocations à l'égard de l'armée française en Afrique, en République centrafricaine et au Mali d’où les mercenaires de la société russe Wagner ont chassé les soldats français, avait sonné l'alarme dans les états-majors.
Mais l'attitude « compréhensive » vis-à-vis de la Russie de Poutine ajoutée à une analyse réaliste et pragmatique de la puissance russe, sans tenir compte de la force de l'idéologie qui motive les décisions de Vladimir Poutine, ont poussé les armées à des erreurs d'analyse point les signaux faibles n'ont pas été entendus. « On a dédramatisé le détricotage des accords qui garantissaient la stabilité du continent, comme ceux d'Helsinki. En 2014 nous n'avons rien vu venir. Et en février 2022, nous avons considéré que l'option de l'invasion était impossible car non rationnelle. Les Américains affirmaient le contraire, mais les Français se méfient toujours du renseignement venu des États-Unis, car il est américain. Surtout depuis la guerre en Irak » explique un officier général.
Le sentiment pro-russe persiste depuis le 24 février dans une petite partie de l'institution militaire. D'abord, chez certains généraux en retraite qui sont maintenus à la disposition des armées. C'est le cas du général Pinatel, auteur de Russie, alliance vitale qui voudrait une nouvelle « alliance de revers » avec la Russie et la sortie de l'OTAN. Beaucoup, affirment les officiers active, sont mus par l’amertume d'une carrière inachevée, la rancœur envers l'institution militaire ou par des croyances idéologiques complotistes qui les rapprochent de Vladimir Poutine.
Mais ces idées sont très rarement partagées par les généraux d'active, qui savent tout le bénéfice que la France retire de son adhésion au commandement intégré de l'OTAN et le danger qui vient aujourd'hui de Moscou.
V – Le tropisme pro-russe des « catholiques tradi », à droite et conservateurs
Ce public est séduit non pas par Vladimir Poutine mais par le système russe qui promeut l'ordre, la tradition, les valeurs européennes. A certains Poutine apparaît comme un président qui tient sonpays, un homme fort qui fait régner l'ordre, qui incarne les valeurs morales et religieuses des anciennes sociétés européennes, aujourd'hui bafouées par les pays d'Europe de l’Ouest. Comme un président qui défend la famille, les traditions, l'église. Qui lutte contre les LGBT et le mariage pour tous, contre la libération des mœurs considérée comme décadente à Moscou. Un Poutine qui a restauré la verticale du pouvoir et un ferme contrôle des frontières.
Le fait que les trois grands candidats à la présidentielle Marine Le Pen, Éric Zemmour et Jean-Luc Mélenchon ont eu des relations de complaisance - au minimum - avec le maître du Kremlin n'aide pas à chasser les attirances prorusses dans l'armée française, bien au contraire.
Ce n'est pas l'apanage des militaires : une partie des opinions publiques et des élites politiques d'Europe occidentale jugent que la Russie défend avec vaillance « les valeurs traditionnelles », « la civilisation européenne » et « la souveraineté des États ». Les militaires français sont-ils vraiment davantage pro-russes que le reste de la société française ? En tout cas, les opinions des officiers n'ont jamais aucune traduction concrète, ni dans les opérations extérieures, ni dans les états-majors. Car l'armée est toujours loyale à son chef et à la République.
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