Les Occidentaux ont-ils une part de responsabilité dans l'invasion russe de l'Ukraine ?

Réponse aux mythes répandus par la Russie sur l'OTAN

· Nos adversaires extérieurs

1er article

L'élargissement de l'OTAN a-t-il provoqué la guerre en Ukraine ?

Olivier Schmitt, Revue des 2 mondes, juillet-août 2024, pages 79 et suivantes.

Répondre (à cette question) revient en fait à poser la question du contrefactuel : s'il n'y avait pas eu d'élargissement de l'OTAN, la Russie n'aurait-elle pas envahi l'Ukraine ?

En 1991, entre quelles impulsions contradictoires par rapport à l’URSS l’administration Bush était-elle partagée ?En 1991 l'administration Bush était partagée entre deux impulsions contradictoires : profiter du moment pour bâtir une nouvelle architecture de sécurité en Europe, ou au contraire soutenir au maximum l’URSS afin de réduire les risques liés à son effondrement.

Pourquoi l'administration Bush a-t-elle raidi ses relations avec l'URSS ?Les relations avec l'URSS se raidirent du fait du massacre commis par les troupes soviétiques en Lituanie le 13 janvier 1991, tandis que l’attention américaine était principalement orientée vers la guerre du Golfe en janvier 1991.

Quelles pressions les pays d'Europe centrale ont-elles exercé sur l'OTAN ?Les pays d'Europe centrale et notamment la Tchécoslovaquie et la Pologne dirigées par des personnalités charismatiques et dotées d'une forte autorité morale comme Vaclav Havel et Lech Walesa poussaient pour établir des liens avec l'OTAN et se débarrasser des contraintes du pacte de Varsovie.

Pourquoi l'administration Bush n'était pas pressée d'y répondre ?L'administration Bush n'était pas pressée de voir ces pays rejoindre l'Alliance, afin de ne pas mettre encore plus de pression sur Mikhaël Gorbatchev, qui était lui-même en position politique de plus en plus délicate depuis l'élection à la tête de la fédération de Russie d’un rival déclaré en la personne de Boris Eltsine.

Quelle solution a-t-elle été trouvée ?La solution fut de mettre en place un NACC ( North Atlantic Coopération Council) c'est-à-dire un organe consultatif et de dialogue entre l'OTAN et les pays membres du pacte de Varsovie, ainsi que les États baltes qui se dirigeaient vers l'indépendance. L'initiative semblait trop peu pour les pays d'Europe centrale, mais avait l'avantage de ne pas aggraver les difficultés de Gorbatchev.

Pourquoi les États-Unis ne voulaient-ils pas affaiblir Gorbatchev ?Les États-Unis étaient engagés dans des processus de négociation l'accord de maîtrise des armements nucléaires et conventionnels avec l'URSS (traité sur les forces conventionnelles en Europe, traités Start)et ne voulaient pas affaiblir Gorbatchev, qui fut victime d'une tentative de coup d'État entre le 19 et 21 août 1991. Cette tentative, contrée en partie grâce à Boris Eltsine, contribua également à accroître le sentiment d'urgence chez les pays membres du pacte de Varsovie, qui craignaient que la fenêtre d'opportunité et de liberté entrouverte par la perestroïka ne se referme du fait de la prévalence politique des nationalistes et impérialistes russes.

En quoi l'attitude des autorités russes n'a pas aidé à trouver un accord durable ?L'attitude russe elle-même n'aidant pas, un négociateur allemand rapporte dans ses mémoires les propos du ministre des Affaires étrangères russes de l'époque : « En quoi cela serait-il un problème que la Pologne, les pays baltes et l'Ukraine craignent la Russie. Ce n'est pas un problème ! »

Qu'ont fait les Occidentaux pour soutenir Gorbatchev et pourquoi ? La Russie était en plein chaos politique et ses armes nucléaires étaient toujours pointées sur les pays occidentaux. (-) L'enjeu fondamental pour l'administration Bush était de garantir le contrôle des armesnucléaires par Gorbatchev et les Occidentaux accordèrent un certain nombre de prêts financiers pour le soutenir.

Qu'est ce qui a poussé Gorbatchev a annoncé la fin de l'URSS ?L'accord russo-ukraino-biélorusse (dit de Bielojev) (orchestré par Eltsine) de déclaration d'indépendance en décembre 1991 (l'Ukraine votant par référendum le 1er décembre) força finalement Gorbatchev à annoncer la fin de l’URSS en décembre de la même année.

En 1991 la Communauté économique européenne était-elle pressée d'accueillir des nouveaux membres venant des pays de l'Est ?Dans le même temps, la Communauté économique européenne était en voie de transformation en Union européenne à l'issue du traité de Maastricht (NDLR : signé le 7 février 1992 avec application au 1er novembre 93), et devait gérer la guerre civile ayant suivi l'implosion de la Yougoslavie (1991-2001) : elle n'était donc pas pressée de s'étendre et d'accueillir de nouveaux membres.

Quelle solution fût-elle trouvée pour contenter à la fois les anciens pays soviétiques de l'Est européen et l’URSS ?
La solution fut l'établissement d'un partenariat pour la paix (PPP) (créé en 1994) regroupant tous les pays anciennement membres du pacte de Varsovie (donc y compris la Russie) et sensé poser les bases d'une structure de coopération entre eux et l'OTAN. (-) Ce partenariat avait l'avantage de ne pas exclure la Russie. Il était également présenté comme une antichambre avant d'éventuelles adhésions à l'OTAN, ce qui était le minimum acceptable pour les pays de Višegrad (La Hongrie, la Pologne, la République tchèque et la Slovaquie) qui trouvaient injuste de se voir mettre dans le même groupe que leur ancien oppresseur.


Qu’advint-il de la solution PPP ?
La solution du PPP fut torpillée en un an, sous la combinaison de 3 facteurs : l'attitude russe, la défaite auxélections de mi-mandat aux États-Unis et la résolution de la situation ukrainienne.
En premier lieu, la Russie accepta le PPP mais commença à laisser entendre que le premier pays à rejoindre l'OTAN devrait être elle, ce qui, étant donné le degré de convergence nécessaire (en termes démocratiques, économiques et militaires), signifiait de facto un veto sur l'adhésion des pays de Višegrad. Les anciens membres du pacte de Varsovie, ainsi que les Occidentaux, ne manquèrent pas d'y voir une nouvelle manifestation du vieux souhait soviétique de gérer la sécurité européenne selon un condominium russo-américain. Surtout, le déclenchement de la première guerre de Tchétchénie (1994-1996) et la brutalité des troupes russes horrifièrent de nombreux pays qui commencèrent à se convaincre que latransition russe était décidément bien loin d'être achevée et que l'impérialisme de Moscou n'avait certainement pas disparu.

 Qu'elle était la position des démocrates et des républicains américains sur l'intégration des pays de l'Est à l'OTAN ?
De plus aux États-Unis les démocrates perdirent largement les élections de mi-mandat (de Bill Clinton en 1994) les républicains ne faisant pas mystère de leurs souhaits d'admettre les pays de Višegrad le plus rapidement possible dans l'OTAN. Cette nouvelle configuration politique força le président Clinton à revoir ses positions sur le sujet.

Quand la politique d'expansion de l'OTAN a-t-elle changé ?
Enfin la dénucléarisation de l'Ukraine fut actée par le mémorandum de Budapest (5 décembre 1994) qui prévoyait une garantie de sécurité en échange de l'abandon par Kiev des armes stockées sur son territoire. Dans tous les cas, à la fin de l'année 1994, la politique d'expansion de l'OTAN avait changé : le PPP avait perdu en vigueur, et l'idée était d'admettre par vagues de nouveaux alliés en fonction de leur degré de préparation.

Que fit le président Clinton pour ne pas affaiblir Boris Eltsine ?
Clinton promis à Eltsine qu'aucune annonce sur le sujet n'aurait lieu en 1995, afin de ne pas affaiblir le président russe lors d'une année électorale et, en 1997, l'accord OTAN-Russie fut établi, qui prévoyait notamment la possibilité que de nouveaux membres joignent l'Alliance.

Quel est le contenu de l’Acte fondateur OTAN-Russie ?
En échange, aucune nouvelle infrastructure militaire ne serait déployée sur le territoire des pays anciennement membres du pacte de Varsovie, et la Russie s'engageait à respecter leur intégrité territoriale. En pratique, l'OTAN acceptait de laisser ces nouveaux alliés sous-protégés,
la fin de faire admettre à la Russie son expansion.

Pourquoi les Occidentaux ont-ils cherché à obtenir des garanties de sécurité le plus tôt possible vis-à-vis d'une Russie ?
Eltsine était vu comme un président faible, à la merci des éléments les plus radicaux en Russie, dont on ne savait pas quand ilsprendraient le pouvoir : pour de nombreux décideurs européens et
américains, il valait mieux avoir des garanties de sécurité le plus tôt possible vis-à-vis d'une Russie potentiellement revancharde.

Quel rôle des personnalités comme Havel et Walesa ont-ils joué dans le rattachement des pays de l'Est à l'OTAN ?
De même, les dirigeants du groupe de Visegrad et des personnalités morales majeures comme Havel et Walesa ont joué un rôle important, en articulant la question de l'extension de l'OTAN à une question de rattachement à un Occident dont ils avaient été injustement privés.

Pourquoi pour les pays d’Europe de l’Est la seule organisation combinant inclusion politique et garantie sécuritaire était-elle l’OTAN et non l’UE ?
En l'absence de volonté de l'Union européenne de s'élargir à ces pays (de l’Est), la priorité des années 90 étant la Scandinavie, la seule organisation combinant inclusion politique et garantie sécuritaire était l’OTAN.

Pourquoi, finalement, l’OTAN a-t-elle été étendue ?
L'OTAN a été étendue car elle était là, ce qui permettait de ne pas avoir à inventer de toutes pièces des organisations internationales ou des modes de coopération nouveaux. Comme on le voit, la seule alternative crédible à l'extension de l'OTAN a pu être le PPP, qui a été vidé de sa substance en moins d'un an.

Au tournant des années 90 les États-Unis avaient-ils une image claire des intentions de Moscou ?
Au tournant des années 90 (-) il était difficile pour les États-Unis d'avoir une image claire des intentions de Moscou. L'administration Clinton craignait que le gouvernement d’Eltsine ne tombe à tout moment et était convaincu que les jours d'Andreï Kozyrev en tant que ministre des Affaires étrangères russes étaient comptés.

Est-ce la politique étrangère pro-occidentale ou l'orientation de l'économie nationale russe qui fut l'enjeu du coup d'état d'octobre 1993 contre Eltsine ?
En printemps 1993 (eut lieu) une véritable crise constitutionnelle. Elle atteignit son paroxysme en octobre 1993 lorsque Eltsine dissolut le Parlement et que les dirigeants de l'opposition, hostiles à un
rapprochement avec l'Occident organisaient une insurrection armée. Eltsine fit appel à l'armée russe pour prendre d'assaut le bâtiment du Parlement où ses opposants étaient retranchés, tandis que les milices armées de l'opposition parcouraient les rues du centre de Moscou. C'est bien la politique étrangère pro-occidentale d’Eltsine, et pas seulement l'orientation de l'économie nationale russe, qui
était l'enjeu de la bataille.

Pourquoi à partir de décembre 1993 Eltsine n'eut d'autre choix que de faire des compromis avec les nationalistes russes ?
Quand de nouvelles élections législatives furent organisées en décembre 1993, l'ultranationaliste parti libéral-démocrate de Russie et son leader Vladimir Jirinovski obtinrent 23% des voix et les communistes qui votaient souvent avec eux 12%. Ensemble, ils formèrent à la Douma ce qu'on a appelé la « coalition rouge-brune » et Eltsine n'eut d'autre choix que de faire des compromis avec les nationalistes qui menaçaient son pouvoir.

Est-ce l'extension de l'OTAN au pays de l'Est qui aprovoqué l'abandon idéologique du libéralisme et de l'accommodement par laRussie ?
(Non ). Les spécialistes ne s'accordent pas sur le moment exact où le changement de mentalité des Russes en matière de politique étrangère s'est confirmé, à savoir en 1992 ou en 1993. Mais, en 1992, 69% des Russes étaient favorables à ce que la Russie veille à rester une grande puissance, même si cela entraîne une détérioration de sa relation avec le monde extérieur, et en 1994, l'image libérale de la nation avait été discréditée parce qu'elle ignorait la grandeur passée de la Russie. La plupart de ses
partisans avaient été démis de leurs fonctions et remplacés par des nationalistes. Cet abandon idéologique du libéralisme et de l'accommodement s'est produit avant que toute considération sur l'expansion de l'OTAN n'ait franchi les murs de la Maison-Blanche.

À quel rang des menaces militaires futures les plus importantes la doctrine militaire russe citait-elle l'expansion de l'OTAN ?
En revanche, la doctrine militaire russe adoptée en novembre 1993 citait l'expansion des alliances seulement au 9e rang des menaces militaires futures les plus importantes, après des éléments tels que la prolifération nucléaire, et seulement si de nouvelles infrastructures militaires étaient construites « au détriment des intérêts de la sécurité militaire de la Fédération de Russie ».
Trois ans plus tard, Vitali Tchourkine, alors ambassadeur en Belgique et représentant de facto de la Russie auprès de l'OTAN publia des remarques similaires indiquant que c'était l'expansion des infrastructures, et non celle de l'Alliance en tant que telle, qui constituerait une menace.

De nouvelles infrastructures militaires furent-elles installées par l’OTAN sur les territoires des anciens pays membres du pacte deVarsovie ?
Cette dimension fut d'ailleurs prise en compte dans l'expansion de l'OTAN puisque aucune nouvelle infrastructure ne fut installéesur les territoires des anciens pays membres du pacte de Varsovie. En d'autres termes les hauts responsables de la sécurité en Russie à la fin de 1993 ne considéraient pas l'expansion de l'OTAN comme une menace militaire.

Les Russes ont-ils considéré que l'entrée de la Pologne dans l'OTAN était contraire à leurs intérêts ?
En 1993, un communiqué conjoint russo-polonais signala que l'entrée de la Pologne dans l'OTAN « ne serait pas contraire aux intérêts d'autres Etats y compris la Russie ».

Poutine a-t-il considéré dès 2001 que l'élargissement de l'OTAN au pays de l'Est serait un obstacle à la coopération bilatérale américano-russe ?
En 2001 rencontrant le président George W. Bush à Bled en Slovénie le président Vladimir Poutine (au pouvoir depuis le 31 décembre 1999) estima que la question de l'élargissement ne saurait être un obstacle à la coopération bilatérale américano-russe il ne manifesta aucune opposition lors d'un nouveau sommet bilatéral en novembre 2001 à Crawford Texas.

Poutine a-t-il considéré l'extension de l'OTAN aux 3 pays baltes comme une tragédie ?
Lorsque les trois pays baltes furent invités à rejoindre l'OTAN en 2002, Vladimir Poutine déclara publiquement que ce ne serait pas une « tragédie ».

Dans les organisations multilatérales de sécurité la Russie a-t-elle refusé des initiatives de coopération améliorant objectivement sa sécurité ?
Dans 3 organisations multilatérales de sécurité (Le Conseil OTAN-Russie,le Conseil de sécurité des Nations-Unies et l'Organisation pour la Sécurité etla Coopération en Europe), la Russie a régulièrement refusé des initiatives de coopération améliorant objectivement sa sécurité

Pour quelles raisons ?
(parce qu’elle) privilégiait une attitude renforçant son statut et sa perception comme grande puissance.
Car, plus que dans une inquiétude pour sa sécurité, l'attitude russe est principalement expliquée par des inquiétudes vis-à-vis de son statut international, Moscou opérant selon le principe oderint dum metuant (qu'ils me haïssent pourvu qu'ils me craignent).

Comment ont évolué les discours conspirationnistes russes ?
Les discours conspirationnistes (par exemple sur des agents infiltrés antirusses au service des « Occidentaux ») limités aux cercles et nationalistes russes dans les années 90, furent cooptés par le
nouveau régime de Vladimir Poutine dès le début des années 2000 et massivement diffusés dans la population du fait du contrôle des médias qui suit la graduelle évolution du pouvoir vers l'autoritarisme.

Comment Vladimir Poutine a-t-il paradoxalement présenté l'Occident au peuple russe ?
(De façon contradictoire). Ainsi le régime de VladimirPoutine se dota très tôt d'un adversaire idéologique, en l'occurrence « l'Occident »,présenté simultanément comme décadent et acharné à détruire la Russie.

 Le renforcement nationaliste anti-occidental intérieur de la Russie a-t-il exclu la coopération avec l'Occident ?
Ce renforcement idéologique intérieur n'excluait pas une coopération avec l'Occident, les élites russes étant tout à fait sensibles à l'argent qu'elles pouvaient obtenir de la vente des ressources naturelles et à
la vie de luxe menée dans certaines grandes villes occidentales (sans compter l'éducation de leurs enfants dans les universités d'élite anglo-américaines).

À partir de quand l'équilibre que le Kremlin avait jusque-là trouvé entre une approche pragmatique de ses intérêts et uneidéologie nationaliste a semblé perdu ?
L'évolution s'accéléra à partir de 2013 - l'équilibre que le Kremlin avait jusque-là trouvé entre une approche pragmatique de ses intérêts et une idéologie nationaliste autoritaire (maquillée par un conservatisme de façade mis en avant depuis 2013) sembla perdu.
Dans son discours du 21 février 2022 Poutine présente l’Ukraine comme faisant partie intégrante de l'Empire russe sur la longue durée ce qui constitue un pur exemple de négationnisme historique et Vladimir Poutine avance que l'État ukrainien n'existe que par la grâce des bolcheviques qui ont séparé
le pays du territoire russe.

Que pense Vladimir Poutine de l'attitude des bolchéviques par rapport au monde russe ?
Depuis des années, les cercles monarchistes conservateurs - nedisent pas autre chose. Le cœur de cette vision est de dire que les bolchéviques étaient en fait russophobes et n'auraient eu de cesse de favoriser les minorités ethniques au sein de l'empire afin d'affaiblir l'État russe. (-) Certains
segments de l'église orthodoxe et les partisans de la réhabilitation du tsar acquiescent depuis des années à cette version.

Jusqu'en 2013 Poutine a donné plus de gages au parti « Blanc » ou aux « Rouges » ?
Toutefois, jusqu'ici, le régime poutinien avait maintenu un équilibre entre les « Blancs » et les « Rouges », les gages à ces derniers étant donnés par la réhabilitation progressive de la figure de Staline et l'instrumentalisation de la mémoire de la seconde guerre mondiale par exemple à travers un discours révisionniste sur le pacte Molotov-Ribbentrop et un négationnisme vis-à-vis des massacres commis par l'armée rouge en Europe centrale et orientale.

Quand et en faveur de qui Poutine rompt-il l’équilibre entre le parti blanc et le parti rouge en Russie ?
Or, 3 jours plus tard, le discours du 24 février 2022 rompt fondamentalement cet équilibre en reprenant sans nuance la vision des Blancs, qui semble donc maintenant être dominante au plus haut niveau de l'État russe. La comparaison avec le long texte publié par Vladimir Poutine en juillet 2021 sur l'unité
entre la Russie et l'Ukraine est intéressante de ce point de vue. Le texte de 2021 était moins critique avec l'URSS et plus respectueux de l'Ukraine. Ces nuances sont complètement disparues des discours de 2022 qui représentent l'Ukraine comme un état illégitime. C'est la même ligne qu'a tenu Vladimir
Poutine lors de l'interview réalisé par le militant de l'extrême droite américaine Tucker Carlson en février 2024.

Pouvait-on imaginer d'autres solutions que l'expansion de l'OTAN pour gérer l'architecture de sécurité européenne post guerre froide ?

Il est difficile d'imaginer d'autres solutions que l'expansion de l'OTAN pour gérer l'architecture de sécurité européenne postguerre froide : la convergence des enjeux de politique intérieure et de
l'absence de solution institutionnelle alternative explique les raisons de l'élargissement de l'OTAN aux anciens pays membres du pacte de Varsovie.
(D’autant que) L'élargissement en soi n'était pas perçu comme une menace de sécurité pour Moscou.

Qu'est-ce qui a poussé la Russie à une attitude de plus en plus confrontationnelle avec l'Occident ?
En revanche, les évolutions idéologiques de la Russie en faveur du maintien de l'identité de grande puissance, notable dès les années 90, ont conduit le pays à une attitude de plus en plus confrontationnelle, au fur et à mesure que l'écart entre le statut souhaité et la puissance réelle du pays
se creusaient.

Qu'est-ce qui fait que la Russie est devenue un État révisionniste ?
Pour réduire cet écart, la démonstration de puissance par l'emploi de la force militaire a été graduelle : en Tchétchénie (1° guerre 1994 -95, 2° guerre aout 1999 au 6 février 2000), Géorgie (2008), Syrie puis en Ukraine. L'invasion de 2022 est le point d'orgue d'un phénomène de radicalisation idéologique et de frustration de statut de la part de la Russie, qui est devenu un État révisionniste.

Est-ce un phénomène malheureusement classique de l'histoire des relations internationales ?
C'est un phénomène malheureusement classique de l'histoire des relations internationales mais dont les conséquences sont toujours tragiques.


2 - Les Occidentaux ont-ils suffisamment respecté la Russie post-soviétique ?

Extrait de l’article d’Éric Roussel Gorbatchev dans la Revue des Deux Mondes de septembre 2022, p47)

« Ne vexe jamais un russe car c'est irrémédiable »

 

De Gaulle soutenait que la Russie est une grande nation qui doit être traitée comme telle et respectée dans ses aspirations à jouer un rôle à sa mesure. Henry Kissinger (et en France Hubert Védrine) ont plus ou moins soutenu la thèse que le désir de Poutine de se rapprocher des Occidentaux aurait été méconnu. Et si les choses étaient plus compliquées ?

1 - La fermeté américaine a été révélatrice de la faiblesse de l’URSS … mais n’en est pas la source

Rien n'aurait peut-être changé si la pression occidentale n'avait forcé les dirigeants soviétiques à se lancer dans un aggiornamento complet. Michael Gorbatchev a avoué (à Éric Roussel) que ce fut la guerre des étoiles qui mit l'Union soviétique à genoux, incapable de répondre au défi lancé par les États-Unis. Sans Ronald Reagan, rien n'aurait donc probablement bougé à l'Est. C'est en effet l’ex-acteur de série B,moqué par tant d'esprits forts, qui soutint l'initiative de défense stratégique- autre nom de la guerre des étoiles-, c'est à dire un projet pharaonique de défense antimissiles destiné à la protection des États-Unis contre une frappe nucléaire stratégique. On peut donc en conclure que c'est le libéralisme dans sa forme la plus achevée qui signa la mort du système soviétique. L'URSS, dont le budget militaire était déjà très lourd, ne put relever le défi.

F.A.) On peut se demander d’ailleurs si l'actuel président d'Ukraine Zelinski homme de scène et de communication comme l'avait été en son temps Reagan, ne pourra pas, par sa résistance faire s'effondrer de l'intérieur l'actuel régime russe. Éternelle dialectique du clown et du clown. (

2 - Pourquoi l'émergence d'un hommefort pour ramener de l'ordre en Russie était-elle fatale ?

Partons, la chute de l'Union soviétique et, par effet domino, de la plupart de ces satellites, fut brutale, sidérante au senspropre.
(F.A. on ne peut écarter l'hypothèse que le régime poutinien qui est redevenu (presque) aussi bureaucratisé, hiérarchisé et autoritaire que l'a été en son temps le régime soviétique, puisse comme lui s'effondrer de façon brutale et surprenante, d'autant que, comme son prédécesseur, la Russie de Poutine s'est engagée dans une course aux armements et des dépenses militaires de plus en plus considérables.
– Mais rien n'a été préparé à l'Ouest pour accompagner l'événement. Le libéralisme triomphant des années Reagan qui avait réussi à faire plier l'autre superpuissance se révéla peu apte à gérer la suite. Dans l'urgence on voulut appliquer à l'ex-Union soviétique les recettes qui avaient paru réussir à l'Ouest. Résultat : des pans entiers de l'économie russe passèrent aux mains d'oligarques mafieux pour la plupart et issus des rangs de l'ex-Parti communiste.
À terme, l'émergence d'un homme fort pour ramener de l'ordre était fatal - Dès lors, le verre était dans le fruit, d'autant plus que tout réexamen de l'histoire soviétique fut bientôt proscrit. Cela légitimait bien entendu la relève du système par ceux qui en avaient été les serviteurs et les soutiens. L'emprise des services comme le KGB fut même accentuée puisque n'existait plus parallèlement les structures de l'ex Parti communiste qui complexifiaitle régime et introduisait une certaine dose de collégialité.

3 - Les Occidentaux ont-ils suffisamment aidé la Russie à la chute de l’URSS ?

Le plan Marshall permit à l'Europe de l'Ouest de se relever assez rapidement. De fait les pays qui bénéficièrent de cette manne (proposée, en son temps, à l'Union soviétique qui la refusa) observèrent en retour une politique plus ou moins calquée sur celle des États-Unis. Ce fut le cas incontestablement de la France qui, jusqu'en 1958, ne parvint à boucler ses fins de mois qu'en recourant au concours financier des Américains.Ce choix avait été consenti et non imposé, et il empêcha l'Europe occidentale de tomber sous la coupe soviétique, autrement plus redoutable que
l'aide américaine.

4 - Aurait-il été concevable, à la chute de l'Union soviétique, de lui proposer une assistance similaire ? 

Ce qui explique qu'elle ne se réalisa point, ce fut la méfiance des dirigeants occidentaux envers tout ce qui ressemblait au dirigisme. () Car l'Amérique et ses principaux alliés estimaient que l'effacement de la puissance étatique avait permis à l'économie de connaître un rebond spectaculaire.

5 - La Russie post-soviétique a-t-elle été humiliée ou maltraitée par les Occidentaux ?

Quant à savoir si la Russie a vraiment été humiliée,voire maltraitée, les historiens en discuteront longtemps. Le concept même d'humiliation est subjectif. Les Occidentaux n'ont pas à battre systématiquement leur coulpe. L'écroulement de l'Union soviétique a sans doute moins résulté d'une volonté extérieure que de l'effondrement d'un système vermoulu depuis longtemps. Et en tout état de cause, la fin de l'Union soviétique, la décision de fragmenter l'immense pays ne doivent rien aux Américains et à leurs alliés. Il s'agit à l'époque d'une décision des anciens responsables prises en toute indépendance.

6 - Poutine après son arrivée au pouvoir a-t-il été éconduit dans sa volonté de se rapprocher des Européens ?

La thèse selon laquelle Poutine avait voulu après son arrivée au pouvoir se rapprocher des européens apparaît également fragile. Autant qu'on le sache, le nouveau tsar était déjà alors en proie à ses démons nationalistes et identitaires. Et le fait est qu'il reste toujours fidèle à la ligne suivie autrefois par les dirigeants soviétiques et qui visait prioritairement à affaiblir l'Union européenne. Le plus vraisemblable est que la chute brutale d'un pays considéré longtemps comme l'un des deux principales puissances mondiales a engendré chez beaucoup de Russes un sentiment de
frustration, une sensibilité exacerbée. « Ne vexe pas un russe car c'est irrémédiable » me dit Michael Gorbatchev au début de notre entretien. Le plus occidentalisé des dirigeants soviétiques n'avaient pas échappé au syndrome commun à tous ses prédécesseurs.

 

3 - Les États-Unis veulent-ils du mal à la Russie ?

Extrait de l’article de Christian Makarian dans la Revue des Deux Mondes de septembre 2022, (page 60 à 68) :

Il existe dans le « Blob » (sobriquet appliqué aux élites bien pensantes de la côte Est) une aspiration à une forme de reconquête de l'idéal démocratique qui renvoie les États-Unis à leurs fonds baptismaux et jusqu'au concept messianique de « destinée manifeste » inspiré au dix-neuvième siècle par la foi des Pères fondateurs du 18e siècle.

Le retour d'une diplomatie fondée sur une cause morale est, pour les démocrates () une réappropriation du récit national face à des républicains qui ont embarqué les catégories moyennes déclassées dans un repli nationaliste synonyme de rétrécissement (en se retirant d’Irak, en refusant de s'investir trop en Syrie ou en Libye en lâchant piteusement l'Afghanistan). La diplomatie moraliste, que l'on croyait en état d'épuisement, semble relever la tête : l’ex-hyperpuissance a mesuré le vide et le chaos qu'elle laissait derrière elle lorsque les États-Unis aspiraient à devenir une nation "normale" crispée sur ses seuls intérêts ()

Pour toute une frange de la pensée démocrate actuelle incarnée entre autres par le secrétaire d'État Anthony Blinken, renoncer à la défense de la démocratie en tournant le dos à l'interventionnisme détruit
l'Occident. Ce courant, celui des « internationalistes libéraux » a vu dans la guerre d'Ukraine une occasion historique devoir triompher ses vœux.


L'opposition fondamentale entre les interventionnistes et les anti-interventionnistes transcendent l'affrontement entre démocrates et républicains. « L’anti-interventionnisme était dans l'air du temps aussi bien à droite chez Donald Trump qu'à gauche chez le démocrate radical
Bernie Sanders. » mais la déflagration ukrainienne vient subitement rebattre les cartes : on voit des centristes, qu'ils soient démocrates ou républicains, soutenir l'affirmation martiale des valeurs démocratiques dans le monde … « Avec la guerre en Ukraine, c'est plutôt les réalistes qui s'opposent aux internationalistes libéraux analyse Laurence Nardon. Les réalistes estiment qu'en orchestrant l'élargissement à l'est de l'OTAN et de l'Union européenne les Occidentaux ont inutilement inquiété la Russie, dont la réaction actuelle est légitime. » Un point de vue qui a le défaut principal de rejoindre étrangement l'idéologie russe. Il est frappant de voir ainsi une auto-accusation américaine abondée dans le sens de la doctrine officielle du Kremlin.

1 - L'obsession de l'Ukraine est bien antérieure à Poutine

L’histoire regorge de poncifs mis en place par le pays agresseur et parfaitement assimilés par le camp adverse. Il est convenu d'admettre, par exemple, que le traité de Versailles a péché par excès, qu'il a humilié l'Allemagne et provoqué par contrecoup la montée du nazisme. Cette thèse est aujourd'hui remise en cause en profondeur par les nouveaux historiens.
(F.A. Par exemple, selon Nicolas Patin, universitaire dans le dernier numéro de la revue Phébé pour qui "Les scores électoraux du parti national-socialiste, marginaux dans les années vingt, ont certes
décollé à partir de 1930, en raison de la crise économique, culminant à 37 % aux élections de juillet 1932. Mais lorsque Hitler fut désigné chancelier par le vieux président Hindenburg, en janvier 1933, son parti venait de perdre une bonne partie de ses électeurs. Aux élections de novembre 32, il était retombé à 33 %. Ce ne sont donc pas "les électeurs" qui ont porté Hitler au pouvoir, mais une conspiration de politiciens réactionnaires quis’imaginaient utiliser cet agitateur démagogue, qu’ils méprisaient, pour mater les forces de gauche.")

Il n'y a pas de lien théologique entre le « Diktact » de Versailles et le déclenchement de la seconde guerre mondiale. Pendant toute la décennie 1920, les nazis ont échoué aux élections successives et n'ont pas réussi à ébranler la République de Weimar ; la France et l'Allemagne (notamment
Aristide Briand et Gustav Stresemann) ont multiplié les tentatives de rapprochement. C'est finalement la crise de 1929 et le passage à la phase violente du parti nazi qui explique la suite, bien davantage que le traitéde Versailles.

Il se pourrait bien qu'il en advienne de même pour l'invasion de l'Ukraine qui est attribué à l'arrogance américaine par un excès d'autocritique typique du débat démocratique qui oppose un camp à un autre.

Dans un l'ouvrage parfaitement prophétique l'ancien conseiller de Jimmy Carter, Zbigniew Brezinski (qui retrouva ensuite une position d'expert auprès des républicains reaganiens) a défini l'enjeu que
représentait l’Ukraine : avec cette dernière la Russie était une superpuissance, sans elle, la Russie se retrouvait reléguée au rang de puissance régionale ou secondaire. « Désormais, leur pays était refoulé aux limites dont il était sorti dans un passé déjà lointain … Quant à l'émancipation de l'Ukraine, elle a privé la Russie de la mission la plus symbolique, d'une vocation confinant au droit divin : son rôle de champion de l'identité slave. » Puis poursuit Zbigniew Brezinski « l'apparition d'un état ukrainien indépendant () a contraint les Russes à s'interroger sur les fondements de leur identité politique et ethnique… la perte du pivot géopolitique ukrainien réduit les choix géopolitiques de la Russie. » Pourquoi une telle insistance sur la géopolitique ? Parce que, comme l'a alors formulé le Premier ministre des Affaires étrangères de la toute jeune Fédération de Russie, Andrei Kozyrev, « nous en sommes venus à considérer que la géopolitique remplace l'idéologie. »

Déjà lorsque Boris Eltsine dirige le pays la perte de l'Ukraine paraît inacceptable

Pour les Américains, agrandir l'OTAN relevait d'une bonne action fondée sur la liberté des peuples à exercer leur souveraineté en matière de politique extérieure - tant il faut inlassablement rappeler que l'Alliance atlantique est fondamentalement défensive et non agressive. À partir de1997, tous les nouveaux venus au sein de l'OTAN ont cherché avant tout à se protéger de la Russie.

Les Russes, de leur côté, n'ont jamais vu en l'OTAN post-guerre froide autre chose qu'une prolongation de l'organisation occidentale que combattait pied à pied le pacte de Varsovie. Or, le pacte de Varsovie, lui, n'était guère protecteur pour ses pays membres, mais bien plutôt agressif à leurs égards ; ses « faits d'armes » sont très connus (répression de l'insurrection de Budapest en 1956, l'écrasement du printemps Prague en 1968)

En vérité, depuis la chute de l'URSS, de nombreux experts américains avaient mis en garde les administrations successives du vif agacement que provoque à Moscou tout soutien apporté à l'Ukraine. Mais ils appartenaient davantage au camp républicain ou conservateur, paradoxalement très favorable à une ligne de coexistence avec la Russie héritée des années de guerre froide entre les États-Unis et l'URSS. Dès les années 90, Robert McNamara et en Henry Kissinger ont fait savoir que l'intégration de l'Ukraine dans l'OTAN relevait, selon eux, d'une stratégie dangereuse.
De même George Kennan à qui l'on devait le conceptimportant de « containment » (endiguement) qui conditionna longtemps la politique américaine : « Notre différend pendant la guerre froide nous opposait au régime communiste soviétique. Et maintenant nous tournons le dos au peuple même qui a fait la plus grande révolution de l'histoire sans effusion de sang pour mettre fin à ce régime soviétique. »

2 - L'OTAN, longtemps « coupable » de l'humiliation russe ?

Pour Kissinger « L'Ukraine aurait dû être un pont entre l'Europe et la Russie » - La jeune garde démocrate se situe à l'opposé des vues de Kissinger, réalistes et peu idéalistes. Les internationalistes libéraux revisitent à leur manière le concept de « nation indispensable » dû à l'ancienne secrétaire d'État de Bill Clinton, Madeleine Albright. () L'actuel secrétaire d'État, Anthony Blinken, s'inscrit dans cette ligne - La présidente de la Chambre des représentants et 3e personnage de l'état (jusqu’aux élections
de 2022), Nancy Pelosi est allée jusqu'à promettre le soutien américain à l'Ukraine « jusqu'à la victoire finale. »

Pour Joe Biden il s'agit surtout d'un combat moral. Le 21mars 2022 il déclare : « Un nouvel ordre mondial est sur le point d'advenir et il nous revient de le mener. Et, à cette fin, il nous revient d'unir le reste du monde libre. » Puis le 26 mars « Pour l'amour de Dieu, cet homme (Vladimir Poutine) ne doit pas rester au pouvoir. »

Poutine ment effrontément en affirmant qu'il a été trompé par les alliés de l'OTAN qui aurait soi-disant promis de ne plus avancer vers l'est ; (mais) il existe incontestablement un sentiment profond d'humiliation au sein des classes moyennes russes comme l'a si bien démontré Svetlana Alexievitch Prix Nobel de littérature 2015 dans son livre La fin del'homme rouge. Les élargissements successifs de l'OTAN à l'est en 1999, 2004 et 2009 n'ont fait qu'alimenter cette impression de perte de contrôle global. Selon le meilleur historien américain de la Russie, Stephen Kotkine : « Ce à quoi nous assistons aujourd'hui en Russie n'est pas une surprise. Ce n'est pas une déviance par rapport au modèle historique. Bien avant que l'OTAN n'existe, au dix-neuvième siècle, la Russie apparaissait
exactement comme elle l’est de nos jours : elle avait à sa tête un autocrate, le régime pratiquait une répression intense et le militarisme était omniprésent. J'irai même plus loin. Je dirais que l’OTAN nous a mis dans de meilleures dispositions pour nous confronter au modèle historique russe. Où en serions-nous maintenant si la Pologne ou les pays baltes n'étaient pas membres de l'OTAN ? Ces pays se trouveraient dans les limbes, dans la même situation que celle de l'Ukraine aujourd'hui. »

 

4 - « Nous avons été aveugles »

Interview de Thierry Wolton Propos recueillis par Thomas Mahler. L'Express n° 3788 du 8 février 2024 (page 21et svt).


 1 – Chine et Russie sont angoissées par la présence à leur porte de contre-modèles démocratiques : L'Ukraine et Taiwan.
Thierry Wolton : Poutine s'en est d'abord pris à la Géorgie, en 2008, après la mise en place d'un
gouvernement démocratique par Mikheïl Saakachvili. Ensuite il a ciblé l'Ukraine. l'Ukraine comme Taïwan sont des pays proches, l'un de la Russie, l'autre de la Chine, qui ont la même culture orthodoxe ou confucéenne, mais qui sont devenus démocratiques. Moscou et Pékin ne peuvent pas dire que ces voisins appartiennent à un autre système de valeur. Ils représentent donc un danger pour ces régimes dictatoriaux. L'Ukraine comme Taïwan leur offre un reflet insupportable, alors même qu'ils ont besoin d'un glacier autour d'eux pour régner. () Ceux qui s'illusionnent sur le maintien du statu quo se trompent. Xi Jinping n'a-t-il pas annoncé que la réunification était « inévitable » ?

 

2 - On nous expliquait quePoutine n'avait aucun intérêt à attaquer l'Ukraine. Aujourd'hui, de nombreux experts mettent en avant le coût économique et militaire pour la Chine si elle passait à l'offensive contre Taïwan …
Thierry Wolton : Il faut raisonner comme ses dirigeants raisonnent. () Si la Chine est en crise - ce qui
est en train de se passer - et que le système s'en trouve ébranlé par une société mécontente, alors le régime peut choisir la fuite en avant en attaquant Taïwan, afin de provoquer un élan nationaliste, le plus inflammable des carburants idéologiques. Ce scénario est possible. Une « hongkongisation »de Taïwan est toutefois plus probable. Pékin n'a jamais respecté les accords passés avec le Royaume-Uni, qui prévoyait un statut indépendant pour Hong Kong jusqu'en 2047. La Chine y a instauré des lois sécuritaires via un gouvernement croupion. Toute opposition est désormais éliminée, en prison ou en exil. ()

 

3 - Mais Taiwan est indépendant, avec une population qui revendique de plus en plus une identité propre.
Thierry Wolton : Le nouveau président, Lai Ching-té, n'a pas la majorité. Le Kuomintang, favorable à un rapprochement avec la Chine est le parti prépondérant. Il pourrait servir de
cheval de Troie pour introduire des lois sécuritaires du type de cellesmises en place à Hong Kong. Pékin privilégiera sans doute un processus de phagocytage lent, sauf si la situation intérieure se détériore davantage en Chine. ()
Il faut comprendre que le communisme n'a jamais existé au sens propre du terme. Au bout d'un certain temps, le communisme mondial, personne n'y croit plus. Ces régimes évoluent toujours vers un national-communisme, jouant sur la fierté du peuple et sur la résistance à des puissances capitalistes extérieures. () Nous ne mesurons pas à quel point la propagande intérieure chinoise se montre aujourd'hui terriblement anti-occidentale. Comme pour le régime de Poutine, qui souhaite
renouer avec un passé impérial, elle repose sur un sentiment de revanche historique (mais à bien plus grande échelle) contre les traités inégaux qui ont dépecé le pays au 19e.

4 - Si l'Occident a, selon vous, une grande responsabilité dans la guerre en Ukraine, ce n'est pas en raison de l'extension de l'OTAN, comme l'affirment les souverainistes. Pourquoi ?

Thierry Wolton : Il y a eu un aveuglement de l'Occident. Les démocraties n'ont pas pensé ce qu'était un régime totalitaire et les effets qu'il produit en matière de mentalité et autres (). Quand le bloc soviétique s'est effondré, nous n'avons pas réfléchi à cela. En plus, nous avons assisté en spectateur à des libérations de population par elles-mêmes, comme en Pologne, en Tchécoslovaquie ou en Hongrie, freinant même parfois le processus, par peur du vide ou et du désordre. Nous n'avons pas réellement aidé ces pays à prendre le chemin de la démocratie. Or une démocratie ne tombe pas du ciel, c'est une culture, un effort. Le personnel politique dans ces pays anciennementcommunistes n'a pas été épuré. Beaucoup de membres de la nomenklatura sesont reconvertis, en politique comme dans l'économie. Il est quand même incroyable que les partis communistes dans les pays de l'Est aient pu changer d'étiquette en devenant des partis socialistes et en adhérant à la 2e internationale, sans que les socialistes ne leur demandent de compte. C’est d'autant plus fou qu’historiquement les socialistes en tant que concurrents idéologiques, ont toujours été les premières victimes des communistes.

5 - Vous déplorez donc l'absence d'un vrai travail de mémoire sur le communisme ?

Thierry Wolton : Le communisme a engendré la plus grande tragédie de l'histoire de l'humanité.Nous n'avons pas fait ce travail de mémoire et nous avons permis sesresponsables de se reconvertir. Les oligarques apparus à l'Est n'étaient pas forcément communistes, mais ils ont été manipulés par des cadres du parti ou par la mafia, très présente dans l'héritage soviétique. La corruption a survécu empêchant l'instauration d'un Etat de droit. L'Ukraine est aujourd'hui un pays démocratique, mais qui reste très corrompue en raison de son passé communiste. C'est en Russie que la sortie du communisme a été le plus compliquée. Les Russes ont beaucoup souffert dans les années1990, notamment de l'inflation. Boris Eltsine a libéralisé le pouvoir comme jamais dans l'histoire de ce pays, sauf que la Russie n'a pas vraiment eu d'aide ou de conseils. Le pouvoir a offert des actions au peuple, qui les a vendues pour se nourrir à ceux qui avaient de l'argent, la mafia et d'ex-membres de la nomenklatura qui avaient préalablement placé leur trésor dans des banques suisses. Nous avons laissé faire cela, allant jusqu'à considérer Poutine comme un sauveur, plus parce qu'il promettait de remettre de l'ordre dansce chaos.

La 2e grande erreur a eu lieu après le 11 septembre 2001, quand les Américains sont partis en guerre contre l'islamisme. Poutine en a profité pour régler un vieux problème : la Tchétchénie. Il a présenté sa croisade comme anti-islamiste, alors que la Tchétchénie est au carrefour de tous les pipelines venant du Caucase et qu'il s'agissait de ne pas laisser échapper ce pays stratégique. Nous avons été dupes. Le même phénomène s'est d'ailleurs reproduit avec la Chine. Les attentats au Xinjiang ont servi de prétexte à Pékin pour partir en guerre contre une population musulmane et enfermer un million de personnes, sous un silence longtemps assourdissant des occidentaux. Nous avons été aveugles, alors que le monde post-communisteretournait à ses anciens tropismes.


5 - Mise au point de l'OTAN

le 12 Jan. 2024 : Réponse aux mythes répandus par la Russie sur l'OTAN

La guerre d’agression illégale menée par la Russie contre l’Ukraine a fait voler en éclats la paix qui régnait en Europe. Dans son concept stratégique, l’OTAN définit la Russie comme la menace la plus importante et la plus directe pour la sécurité des Alliés, ainsi que pour la paix et la stabilité dans la zone euro-atlantique. Par la coercition, la subversion, l’agression et l’annexion, la Russie tente d’exercer un contrôle direct sur d’autres pays et d’établir des sphères d’influence. Elle emploie des moyens conventionnels, cyber ou hybrides — y compris la désinformation — contre les Alliés et contre les partenaires.

L'OTAN ne cherche pas la confrontation et ne représente aucune menace pour la Russie. L'Alliance
continuera de répondre de façon concertée et responsable aux menaces et aux actes de ce pays. Nous nous employons à renforcer considérablement notre posture de dissuasion et de défense, à soutenir nos partenaires et à consolider notre résilience. Et pour ce faire, il nous faut notamment dénoncer les
agissements de la Russie et combattre la désinformation.

Réponse aux mythes répandus par la Russie sur l'OTAN

Le mythe : L'OTAN est en guerre avec la Russie en Ukraine

Les faits :

L’OTAN n’est pas en guerre contre la Russie. Nous necherchons pas la confrontation avec la Russie. L’Alliance apporte son soutien à l’Ukraine, qui exerce son droit à la légitime défense, consacré par la Charte des Nations Unies. Face aux actions agressives de la Russie, nous continuons de renforcer notre posture de dissuasion et de défense pour ne laisser aucun doute sur le fait que l’OTAN est prête à protéger et à défendre chaque Allié.

L’Alliance a une vocation défensive. Notre tâche principale est de préserver la sécurité de nos pays. Au sommet de Vilnius, les Alliés ont réaffirmé leur attachement sans faille à défendre chaque centimètre carré du territoire de l’Alliance, et ce en permanence, ainsi qu’à protéger la population de leurs pays, soit un milliard de personnes, et à y préserver la liberté et la démocratie, conformément à l'article 5 du traité de Washington.

Le mythe : Après la Guerre froide, l'OTAN a promis à la Russie qu'elle ne s'élargirait pas

Les faits :

Pareil accord n’a jamais existé. Depuis sa création, en 1949, l’OTAN a toujours laissé sa porte ouverte à de nouveaux membres. Cette politique n’a jamais changé. Aucun traité signé par les pays de l’Alliance et la Russie ne contient de dispositions concernant l’adhésion à l’OTAN. Les décisions en la matière sont prises par consensus entre tous les Alliés. La Russie n’a aucun droit de veto.

L’idée d’un élargissement de l’OTAN au-delà d’une Allemagne unie n’était pas à l’ordre du jour en 1989, et l’était d’autant moins que le Pacte de Varsovie était toujours en vigueur et le resterait jusqu’en 1991. Dans un entretien de 2014, Mikhaïl Gorbatchev déclarait : « La question de “l’expansion de l’OTAN” n’a pas du tout été examinée, et elle n’a pas été évoquée durant ces années. Je le dis de manière pleinement responsable. Pas un seul pays d'Europe orientale n'a soulevé la question, pas même après la dissolution du Pacte de Varsovie en 1991. Les dirigeants des pays occidentaux ne l’ont pas soulevée non plus. »

Aucun Allié ne peut, seul, prendre des décisions pour le compte de l'OTAN. Le président Clinton a invariablement refusé la demande de Boris Eltsine de s'engager à ne jamais laisser entrer d'anciennes républiques soviétiques dans l'OTAN : « Je ne peux pas prendre d'engagements pour le compte de l'OTAN, et ce n'est pas moi qui vais mettre mon veto à l'expansion de l'OTAN s'agissant de quelque pays que ce soit, et encore moins vous laisser, à vous ou à qui que ce soit d'autre, le loisir de le faire... L'OTAN fonctionne par consensus. »

La notion d'« expansion de l'OTAN » participe elle-même du mythe. L'OTAN n'a pas cherché à attirer de nouveau membre ni à « s'étendre vers l'Est ». L'Organisation respecte le droit de chaque pays à choisir sa propre voie. L'adhésion est une décision qui relève uniquement des Alliés et des pays qui souhaitent rejoindre l'Alliance.

Le mythe : L'OTAN est agressive
Les faits :
L’OTAN est une alliance à vocation défensive. Elle ne cherche pas la confrontation et ne représente aucune menace pour la Russie ni pour aucun autre pays. Ce n’est pas l’OTAN qui a envahi la Géorgie. Ce n’est pas l’OTAN qui envahit l’Ukraine. C’est la Russie.

Pendant des années, l’OTAN a fait beaucoup d’efforts pour tenter de nouer un partenariat stratégique avec la Russie. Nous avons créé le Conseil OTAN-Russie et collaboré avec la Russie dans des domaines tels que la lutte antidrogue, la lutte contre le terrorisme, le sauvetage des équipages de sous-marins ou les plans civils d’urgence, et ce même pendant les périodes d’élargissement de l’Organisation.

C’est la Russie, par sa logique d’agression de plus en plus patente, de Grozny à la Géorgie en passant par Alep et l’Ukraine, qui a progressivement fait s’envoler tout espoir de coopération pacifique.

Les Alliés ont cherché sans relâche, par la voie de la diplomatie, à convaincre la Russie de changer de cap. En janvier 2022, l’OTAN a tenu la dernière réunion du Conseil OTAN-Russie pour demander au président Poutine de faire marche arrière. Le président Poutine a choisi la guerre.

Le mythe : Les déploiements de l'OTAN représentent une menace pour la Russie
Les faits :

À la suite de l’annexion illégale de la Crimée par la Russie et de la déstabilisation de l’est de l’Ukraine en 2014, l’OTAN a suspendu la coopération pratique avec Moscou, mais a maintenu le dialogue
politique et militaire. Nous avons déployé quatre groupements tactiques multinationaux dans les États baltes et en Pologne en 2016. Avant les actions agressives de la Russie en 2014, il n’y avait pas de troupes alliées prêtes au combat dans la partie orientale de l’Alliance.

Après l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie en 2022, l’Alliance a renforcé encore sa posture de dissuasion et de défense. Elle a doublé le nombre de groupements tactiques multinationaux — les faisant passer de quatre à huit — dans la partie orientale de son territoire et a placé 40 000 soldats sous le commandement direct de l’OTAN. Elle continuera de faire le nécessaire pour protéger et défendre chaque centimètre carré de son territoire.

Les exercices et les déploiements militaires de l’OTAN ne sont pas dirigés contre la Russie — ni contre aucun autre pays. Hors de son territoire, l’Alliance conduit une mission de maintien de la paix au Kosovo (la KFOR), qui tient son mandat du Conseil de sécurité de l’ONU, ainsi qu’une mission de formation et d’assistance en Iraq, qui contribue à la lutte contre le terrorisme à la demande du gouvernement iraquien.

C’est la Russie, par ses agissements agressifs, qui a fait voler en éclats la paix qui régnait en Europe et qui sape la sécurité et la stabilité internationales. Outre qu’elle a lancé une agression contre l’Ukraine, la Russie a installé des bases militaires et stationné des troupes en Géorgie et en République de Moldova sans le consentement des gouvernements de ces pays.

Le mythe : L'OTAN encercle la Russie
Les faits :

D'un point de vue géographique, la Russie est le plus grand pays du monde. Son territoire est pratiquement deux fois plus vaste que celui des États-Unis et de la Chine.

Avec l'entrée de la Finlande dans l'OTAN, la frontière terrestre de l'Alliance avec la Russie a plus que doublé. Pourtant, même ainsi, la Russie ne partage que 11 % de ses frontières terrestres avec des pays de l'OTAN.

Elle n'est acculée par personne. On voit mal comment un pays qui compte onze fuseaux horaires pourrait être encerclé.

Le mythe : L'Ukraine n'intégrera pas l'OTAN
Les faits :
L’Ukraine deviendra membre de l’OTAN. L’Organisation soutient pleinement le droit de chaque pays, y compris l’Ukraine, de choisir ses propres arrangements de sécurité. La porte de l’OTAN reste ouverte. C’est aux Alliés qu’il appartient de se prononcer sur l’adhésion d’un nouveau pays. La Russie n’a aucun droit de veto.

Au sommet de Vilnius, les Alliés ont réaffirmé l’engagement qu’ils avaient pris au sommet de Bucarest
de 2008, à savoir que l’Ukraine deviendrait membre de l’Alliance quand ils l’auraient décidé et que les conditions seraient réunies. Ils ont convenu qu’un plan d’action pour l’adhésion ne serait plus une nécessité et que l’adhésion de l’Ukraine se ferait donc en une étape, et non pas en deux.

L’OTAN intensifie sa coopération politique et pratique avec l’Ukraine. À l’occasion du sommet de Vilnius, le président Zelensky a assisté à la première réunion du Conseil OTAN-Ukraine, instance dans le cadre de laquelle les deux parties peuvent se consulter en cas de crise et prendre des décisions sur un pied d’égalité.

L’OTAN a également approuvé un nouveau programme d’assistance pluriannuel destiné à aider les forces armées ukrainiennes à remplacer les normes de l’époque soviétique par les siennes et à renforcer le secteur de la défense et de la sécurité de l’Ukraine pour que le pays puisse continuer de résister à l’agresseur russe. L’Ukraine n’a jamais été aussi proche de l’OTAN. À Vilnius, les dirigeants des pays de l’Alliance ont redit que l’avenir de l’Ukraine était dans l’OTAN.

Le mythe : L'OTAN mène des opérations en dehors de sa zone, preuve qu'il ne s'agit pas d'une alliance défensive

Les faits :
L’OTAN est intervenue en ex-Yougoslavie pour mettre fin au bain de sang et sauver des vies. Entre 1992 et 1995, elle a mené plusieurs opérations militaires en Bosnie, notamment pour imposer une zone
d’exclusion aérienne et apporter un appui aérien à la force de maintien de la paix de l’ONU. Ces activités étaient menées sous mandat du Conseil de sécurité de l’ONU, dont la Russie est membre. Les frappes aériennes effectuées par l’OTAN contre des positions des Serbes de Bosnie en 1995 ont contribué à ouvrir la voie à l’accord de paix de Dayton, qui a mis un terme à la guerre en Bosnie, laquelle avait fait plus de 100 000 morts. À partir de 1996, l’OTAN a dirigé les forces multinationales de maintien de la paix en Bosnie, qui comprenaient des troupes russes. L’Union européenne a pris la relève de cette mission en 2004.

L’opération menée par l’OTAN au Kosovo en 1999 a été lancée après plus d’un an d’efforts diplomatiques intenses déployés par la communauté internationale, y compris la Russie, pour mettre un terme au conflit. Le Conseil de sécurité de l’ONU a jugé à diverses reprises que le nettoyage ethnique au Kosovo et l’accroissement du nombre de réfugiés constituaient une menace pour la paix et la sécurité internationales. La mission de l’OTAN a contribué à faire cesser violations constantes et à grande échelle des droits de la personne et à mettre fin au massacre de civils. La KFOR, l’actuelle mission de maintien de la paix menée par l’OTAN au Kosovo, est régie par un mandat du Conseil de sécurité de l’ONU (résolution 1244) et bénéficie du soutien de Belgrade comme de Pristina.

L’opération dirigée par l’OTAN en Libye en 2011 a été lancée en vertu de deux résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU (résolutions 1970 et 1973) qui n’ont suscité, ni l’une ni l’autre,
l’opposition de la Russie. Dans sa résolution 1973, le Conseil autorisait la communauté internationale « à prendre toutes mesures nécessaires » pour « protéger les populations et les zones civiles menacées d’attaque ». C’est précisément ce que l’OTAN a fait, avec le soutien politique et militaire de pays de la région et de membres de la Ligue arabe.