Extrait de l'article de Thomas Mahler, Charles Haquet, Cyrille Pluyette :« Pourquoi l'Occident n'a pas dit son dernier mot » L'Express n° 3788 du 8 février 2024 (page 18 et svt).
I - Comment évolue la puissance respective des grands pays du monde ?
1 - La puissance économique respective des grands pays du monde
Mais pour Thomas Gomard, directeur de l'Institut français des relations internationales (Ifri), si déclin de l'Occident il y a, c'est bien plus celui de l'Europe que des États-Unis. « Le poids relatif de l'Europe diminue à l’échelle globale,alors que celui des États-Unis se maintient. En 1980, ces derniers représentaient 25% du PIB mondial ; encore 25% 15 ans plus tard au pic de leur moment unipolaire ; toujours 25% en 2023. L’Union européenne, elle, représentait 16% du PIB mondial en 2022. "Et l'auteur de L'Accélérationde l'histoire (Taillandier) de constater la création d'une triple asymétrie : l'Europe voit sa dépendance s’accentuer non seulement par rapport aux États-Unis, mais aussi par rapport aux pays du Golfe et à la Chine.
Alors que la croissance de l'économie chinoise ralentit, il est cependant de moins en moins certain que celle-ci puisse un jour surpasser le rival américain. Le modèle chinois, fondé sur les exportations et les grands investissements dans les infrastructures, s'est essoufflé, et l'endettement des gouvernements locaux a explosé.
2 - La puissance démographique respective des grands pays du monde
Du côté de la démographie, l'avantage est également américain. Avec un taux de fécondité de 1,5 enfants par femme, la Russie est déjà en plein déclin, () Selon les projections de l'ONU, le pays pourrait perdre 25 millions d'habitants en 50 ans, ce qui le reléguerait au 15e rang mondial. Le déclin chinois c'est, lui, accéléré l'année dernière, avec une baisse de 2 millions de personnes par rapport à 2022. À l'inverse la population des États-Unis devrait croître de plusieurs millions d'habitants d'ici à 2100, bénéficiant d'une tradition d'immigration et d'une capacité à aimanter les talents du monde entier.
3 - La puissance géopolitique respective des grands pays du monde
Sur le plan géopolitique,Thomas Gomart souligne : « s'ils ont subi de sérieux revers dans les
conflits périphériques, comme en Afghanistan ou au Vietnam, les Américains demeurent invaincus à l'échelle mondiale. La Chine est la seule puissance à pouvoir aujourd'hui proposer une vision globale alternative. Mais les États-Unis, même s'ils ont essuyé des revers régionaux, restent prédominants, et n’ont nullement renoncé à l'exercice de la puissance. »
Washington peut compter sur un solide système d'alliances, de l'OTAN à l’Aukus dans le Pacifique. () Depuis l'échec du pacte sino-soviétique la Chine, elle, refuse toute alliance l'engageant militairement, préférant des partenariats plus flexibles, comme celui avec la Russie. Symbole de sa volonté d'accroître son influence mondiale, les nouvelles routes de la soie, ou « Belt and Road Initiative », connaissent un sérieux ralentissement. Si la Chine a prêté près de 2000 milliards de dollars à 165 pays, elle a revu son programme à la baisse. Ce pays suscite une méfiance croissante à travers le monde du fait de l'endettement dangereux qu'il fait peser sur les États pauvres.« Dans de nombreuses régions du monde en développement, la Chine est perçue comme un créancier rapace et inflexible », note Francis Fukuyama et Michael Bennon chercheurs à Stanford, pour qui « Pékin risque de s'aliéner les pays qu'elle avait l'intention de courtiser. »
ii - La principale faiblesse de l'Occident vient-elle de sa sortie de la religion ?
1 - A en croire Emmanuel Todd, la principale faiblesse de l'Occident vient de sa sortie de la religion, et notamment du protestantisme. La réforme a, selon lui, été la matrice du développement économique de l'Europe, puis des États-Unis. Son recul ne peut donc que provoquer la désintégration morale et une perte de sentiments collectifs dans nos sociétés. (), la légalisation du « mariage pour tous » est un bon marqueur des pays qui sont passés à un « état 0 de la religion ». Avec pour conséquence, le nihilisme, une « déficience du surmoi » et le passage à un capitalisme purement cupide.
2 - Le monde devient-il plus conservateur ou les sociétés tendent-elles à adhérer à des valeurs plus rationnelles ?
Selon Emmanuel Todd, les démocraties européennes et nord-américaines, trop libérales, seraient de plus en plus isolées sur le plan des valeurs. Dans son livre, Emmanuel, Todd s'appuie sur l'un de ses dadas : les structures familiales et les systèmes de parenté. Les pays occidentaux se caractérisent par un système de parenté bilatérale (les ascendants et collatéraux du père et de la mère pèsent d'un poids égal sur le statut social de l'enfant) et la famille nucléaire. Le reste du monde est lui dominé par le modèle patrilinéaire : le statut social de l'enfant est défini par la parenté du seul père, modèle qui s'accompagne souvent d'un système familial communautaire peu propice à l'individualisme. Ce qui, selon l'essayiste, explique pourquoi le discours conservateur et homophobe d'un Poutine serait plus porteur, au niveau mondial, que le wokisme promu dans les campus anglo-saxons.
3 - Les données du World Values Survey, initiées par le chercheur Ronald Ingelhart, montrent cependant un tableau plus contrasté. Entre 1998 et 2022, les pays orthodoxes, comme la Russie, sont effectivement devenues plus conservateurs. Les pays occidentaux, déjà les plus laïques et
individualistes, ont encore creusé l'écart avec le reste du monde en matière de valeurs libérales. Mais il n'en reste pas moins vrai que, lorsque l'on constate à la fois une hausse de la prospérité et de l'espérance de vie, des progrès dans l'éducation et une diminution des taux de fécondité, les sociétés tendent à adhérer à des valeurs plus séculières et rationnelles.
4 – « En Asie, au Moyen-Orient, en Afrique, on voit des mouvements protestataires qui réclament des valeurs universelles plutôt que occidentales » observe le géopolitologue Nicolas Tenzer, auteur de Notre guerre (Ed. de l'Observatoire). « La demande de liberté, de dignité, de droits de l'homme est partagée, quelles que soient les croyances religieuses ou culturelles. () Mais il n'y a pas de déterminisme historique des sociétés. Celles-ci évoluent, comme l'ont montré Taïwan, le Hirak en Algérie où les protestations en Birmanie. » Une récente enquête du Conseil européen pour les relations internationales prouve que l'attrait de l'Occident demeure sans égal. Seulement 5% des citoyens de pays non occidentaux sondés choisiraient de vivre en Chine s'ils en avaient la possibilité, alors que 56% opteraient pour les États-Unis oul'Union européenne.
III - La spécificité europenne en matière de puissance
1 - L'Europe est à la traîne des Américains. Non seulement la croissance économique y est plus molle, mais, plus grave, l'Europe a pris du retard en matière d'innovation - intelligence artificielle, informatique quantique, microprocesseurs, espace … « L'Europe n'a pas la capacité américaine à faire émerger très vite de nouveaux acteurs très grands. C'est une source de divergence inquiétante entre Européens et Américains », déplore Jeremy Gallon directeur pour l'Europe du cabinet de conseil en stratégie McLarty Associate. C'est d'autant plus regrettable, souligne l'ancien diplomate, qu'il y a peu de réservoirs de talent de cette ampleur dans le monde. « Partout dans l'Union européenne, vous trouverez des gens très bien formés sur les technologies les plus avancées. Pour ne pas se faire distancer par les États-Unis, il faut créer une véritable union des
marchés de capitaux tout en offrant un cadre réglementaire qui favorise l'innovation plus qu'elle ne la freine. Nous ne pouvons nous résoudre à voir nos start-up partir. Il faut leur donner la chance de grandir à l'échelledu continent. »
2- Quelles sont les forces de l'Union européenne ?
L'Union européenne peut aussi compter sur la force de ses alliances. L’Otan, qui s'élargit, mais aussi la variété des accords commerciaux noués avec le reste du monde. Mais, pour se faire une place dans ce siècle brutal et tourmenté, elle doit également devenir géopolitique, et s'acheminer vers une défense commune.
« Si l’Europe tient le choc face à la Russie, l'Europe a des cartes à jouer vis-à-vis des grands Etats émergents, qui ne veulent pas dépendre entièrement de la Chine, des États-Unis ou de la Russie », conclut Michel Duclos.